Le gaspillage éhonté de fonds publics avec ArriveCAN n’est-il que la pointe de l’iceberg ? La fonction publique fédérale est-elle au bord du naufrage ?

Le rapport déposé lundi par la vérificatrice générale (VG) du Canada laisse planer autant de questions lancinantes qu’il offre de réponses dévastatrices sur ce fiasco qui a coûté la somme astronomique de 60 millions aux contribuables… soit 750 fois plus que le budget de 80 000 $ prévu au départ1.

On a l’habitude des dépassements de coûts dans les projets publics, mais celui-ci dépasse l’entendement.

Or, les révélations qui ont suivi mercredi dans La Presse laissent entrevoir un problème encore plus large, car l’entreprise GC Strategies, qui est au centre du scandale, a reçu pas moins de 140 contrats totalisant 258 millions de dollars de la part de plusieurs ministères et agences fédérales, depuis 20152.

Il est temps de faire la lumière sur l’industrie de la consultation qui s’est développée autour d’Ottawa.

Ces intermédiaires font le relais entre les ministères et des fournisseurs privés, en prélevant une commission de 15 à 30 %, sans avoir rien fait eux-mêmes. Ou si peu. C’est comme s’ils avaient établi un poste de péage dont l’ensemble des contribuables fait les frais.

Avec la dérive d’ArriveCAN, on en vient à se demander s’il y a un capitaine à bord, à Ottawa.

Évidemment, il faut se remettre dans le contexte. Il y avait urgence d’agir : Ottawa avait besoin d’une application pour recueillir les renseignements sur les voyageurs et soutenir les règles de quarantaine durant la pandémie.

Mais ça n’excuse pas le manque de diligence flagrant du gouvernement.

Pourquoi avoir accordé un contrat sans appel d’offres, et sans aucune justification, alors que d’autres fournisseurs auraient pu fournir les services ? Qui au gouvernement a pris l’initiative de faire appel à GC Strategies ? Et pourquoi eux ? Il est incroyable que cette firme qui ne compte que deux employés ait reçu 19 millions avec ArriveCAN, essentiellement pour redistribuer l’ouvrage à d’autres.

Pourquoi avoir approuvé des feuilles de temps sans aucun détail, ce qui équivaut à faire un chèque en blanc aux fournisseurs ? De tels agissements ouvrent la porte toute grande aux abus.

Comment se fait-il que personne n’ait tiré la sonnette d’alarme ? N’y a-t-il aucun garde-fou au gouvernement ? Un indice : le rapport de la VG révèle que la gouvernance du projet est tombée entre deux chaises, alors que l’Agence de la santé publique du Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) croyaient toutes deux que l’autre s’en occuperait. Bravo pour la coordination.

Mais au-delà de cette incompétence crasse, y a-t-il eu de la malversation au sein de la fonction publique ? Si oui, à quel niveau ?

Le chef conservateur, Pierre Poilievre, qui a toujours le don d’inventer des jeux de mots pour ridiculiser le gouvernement, a eu tôt fait de transformer ArriveCAN en « ArriveScam », ou ArriveArnaque.

Évidemment, ça sent le conflit d’intérêts quand des fonctionnaires se sont fait payer la traite au restaurant par des fournisseurs. Mais la VG ne parle pas de corruption dans son rapport, préférant laisser à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) le soin d’enquêter sur la conduite de certains employés de l’ASFC.

Mais les responsables devront aussi répondre de leur gestion laxiste. À Montréal, on a dégommé Dominique Ollivier pour moins que ça. La numéro deux de la Ville a payé très cher son souper d’huîtres.

À l’heure où les Canadiens grattent les fonds de tiroir, le gouvernement Trudeau n’a pas le choix de prêcher par l’exemple et de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer une gestion efficace des finances de l’État.

À la lumière des nouvelles révélations, il serait sain d’élargir le mandat de la VG pour qu’elle fasse rapidement la lumière sur l’ensemble des contrats accordés à GC Strategies. Comme chien de garde, c’est son rôle de s’assurer que le gouvernement ne lance pas l’argent des contribuables par les fenêtres.

Mais un examen encore plus large est nécessaire pour faire face aux défis informatiques immenses qui attendent le Canada. Nous nous sommes trainés les pieds au cours des dernières décennies, si bien que 65 % de nos systèmes sont en mauvaise santé3. Des investissements colossaux sont nécessaires. Le versement de prestations aux citoyens est en jeu : pensions, assurance-emploi, passeport, etc.

Vous imaginez le cauchemar informatique si Ottawa cédait en plus à la demande du Nouveau Parti démocratique et lançait un programme d’assurance médicaments national ! Avec la pénurie de main-d’œuvre, il faut éviter de lancer de nouveaux programmes fédéraux et se concentrer sur la modernisation informatique des services actuels.

Si on était sérieux, on lancerait une véritable commission d’enquête publique pour tirer des leçons de la dérive d’ArriveCAN et éviter un naufrage autrement plus coûteux.

1. Consultez le rapport de la vérificatrice générale du Canada 2. Lisez notre reportage « 258 millions pour l’entreprise derrière ArriveCAN » Consultez un texte de l'Institut de recherche en politiques publiques sur la transition numérique d'Ottawa