Quinze ans plus tard, l’affaire du juge Jacques Delisle s’achève enfin par un aveu de culpabilité.

Jacques Delisle a eu la prétention, ou l’orgueil, de se taire à son procès.

L’histoire judiciaire, et le bon sens, enseigne pourtant que lorsqu’on est accusé d’un crime grave, en particulier d’avoir assassiné sa femme, on va s’expliquer devant le jury. Ça vaut pour tout le monde. Mais encore plus pour un homme de loi qui a siégé à la Cour d’appel du Québec.

Il fallait beaucoup de prétention, d’orgueil aussi, pour faire valoir son droit au silence en pareilles circonstances.

Peut-être parce qu’on lui avait trop dit que sa prétention et son orgueil, notoires, le rendraient antipathique aux 12 citoyens entre les mains de qui la loi avait remis sa vie. Mais un jury ne condamne pas un homme à l’emprisonnement à perpète parce que sa tête ne lui revient pas. Il écoute la preuve, soupèse les éléments, met ça dans sa balance mentale et regarde s’il subsiste un doute raisonnable.

La prétention était de croire que les expertises scientifiques de la défense venaient anéantir la preuve du ministère public. Ça n’a jamais été vrai. Et même si c’eût été vrai, encore fallait-il avoir l’humilité de raconter une histoire qui se tienne à ce jury. Son histoire à lui, dernier à avoir vu Nicole Rainville en vie.

Une histoire qu’il a racontée en partie plus tard à des journalistes : sa femme, lourdement handicapée à la suite d’un AVC, parlait souvent de se suicider. Tous ses amis sont témoins des soins qu’il avait pour elle. Et un jour qu’ils se sont engueulés, il lui a laissé son arme chargée en lui disant de faire ce qu’elle voulait. Il est parti faire une marche et, dit-il, l’a trouvée morte à son retour, une balle dans la tête.

Il lui aurait fallu admettre publiquement qu’il avait une relation avec une autre femme. Qu’ils avaient parlé de refaire leur vie ensemble. Qu’il avait aussi une arme non enregistrée, donc illégale. Une histoire humaine,
c’est-à-dire pas parfaite ni particulièrement édifiante, mais qui aurait pu soulever un doute.

Humilité et humanité ont une racine latine commune, paraît-il : humus, la terre. On parle de choses très terrestres, ici.

J’écris « aurait pu soulever un doute », car il y a une tache qui vient noircir encore plus cette histoire. Une tache indélébile de poudre dans la main de Nicole Rainville. La main avec laquelle elle est censée avoir pris le pistolet pour se suicider. On ne peut pas avoir une grosse tache de poudre dans la paume de la main si l’on tient une arme de poing. Toute l’enquête part de là : pour les policiers, c’était une plaie de défense. La victime a mis sa faible main pour se protéger du tir à bout portant… sa paume a été incrustée de poudre.

Peut-être qu’un témoignage n’aurait rien changé. Mais l’absence de témoignage de l’accusé le condamnait.

Il a donc été condamné. Condamnation confirmée en appel – par des juges n’ayant jamais siégé avec lui, mais tout de même : par « sa » Cour d’appel ! Confirmée par la Cour suprême. Unanime.

Puis, ayant présenté sept nouveaux rapports d’expertise, il a convaincu le Groupe de révision des condamnations criminelles qu’il a pu être victime d’une « erreur judiciaire ». Cela n’arrive presque jamais : une fois par an au Canada (pas les erreurs judiciaires, les reconnaissances officielles d’erreur). Le ministre de la Justice, David Lametti, a ordonné la tenue d’un nouveau procès. On peut dire qu’il a eu de la chance, vu le nombre de condamnés qui font la queue…

Tant mieux pour lui.

Le juge devant présider ce deuxième procès a décrété l’arrêt complet du processus judiciaire : on avait égaré ou détruit par mégarde les échantillons du cerveau de la victime. La défense prétendait que cela empêchait le juge d’avoir une défense pleine. Car la défense, avec ses sept experts, faisait grand cas de la trajectoire du projectile dans le cerveau de la victime : l’angle pouvait suggérer une position de tir compatible avec le meurtre ou le suicide.

La Cour d’appel, l’an dernier, a dit non : on peut très bien faire un procès avec le reste de la preuve, malgré cette erreur dans la conservation de la preuve.

Car cette histoire de trajectoire de projectile est une sorte d’écran de fumée : la preuve la plus accablante demeure cette tache dans la paume, qui ne pourrait être compatible avec un suicide que si Mme Rainville avait tenu l’arme dans une position digitale acrobatique.

Ce jeudi, la Cour suprême devait dire si elle acceptait de se pencher à son tour sur la question de savoir si un deuxième procès devait ou non avoir lieu. J’aurais été très étonné qu’elle le fasse. Il y aurait donc certainement eu un procès avec cet accusé de 88 ans, qui a déjà purgé neuf ans de pénitencier…

Une médiation a accouché de ce compromis : l’ex-juge s’avouera coupable d’un crime moindre (probablement négligence criminelle causant la mort ou incitation au suicide). Il sera condamné au « temps fait » : il a déjà purgé sa peine.

Certains reprocheront au ministère public de s’être « acharné », vu l’âge de l’accusé. Ce n’est pas mon avis. La preuve justifie totalement un procès pour ce qui est le crime le plus grave dans le Code. Il n’y avait pas lieu d’être complaisant sous prétexte de vieillesse. Ils le devaient à la victime, et à la justice tout court.

D’autres (les mêmes, en fait) diront que l’accusé n’avait plus le choix, à son âge, et a plaidé coupable par épuisement et manque de ressources. À cela, je réponds que pour un homme de loi rigoriste comme lui, « coupable » veut dire « je l’ai fait », veut dire « je suis responsable de la mort de Nicole Rainville », peu importe comment on arrange le récit. Sinon, plaider coupable ne vaut rien, n’est-ce pas ?

Dans les circonstances, c’est un compromis raisonnable, je dirais presque juste.