À 5 h 30, le pickup de l’avocat William Langlais arrive devant la maison de son associé Sébastien Talbot, dans un Saint-Félicien qui dort encore. Me Talbot émerge, cheveux houppés, yeux mi-clos, tenant une grosse valise d’une main, un café de l’autre.

Il faut partir tôt, il y a beaucoup de route à faire.

C’est la « journée de justice » à Opitciwan (Obedjiwan). Une fois par mois, les avocates du DPCP et les avocats de la défense se rendent dans cette communauté atikamekw isolée pour régler les affaires criminelles mineures. Enfin, pas toujours si mineures, mais celles où les accusés ne sont pas détenus – les détenus étant jugés à Roberval, à la « vraie » cour.

Opitciwan, où vivent 2500 personnes, est située entre La Tuque et le Lac-Saint-Jean. À la fois trop proche pour avoir sa cour itinérante et trop loin pour être desservie décemment par un palais de justice. Celui de Roberval est à 272 km, dont 170 km de route de terre où on ne s’aventure pas sans une bonne monture.

Ce matin, c’est le père de Me Langlais, Yves, qui conduit pendant que je jase avec son fils et que Me Talbot somnole en arrière. La neige et la glace ont rendu la route lisse en cette journée de novembre, nous sommes chanceux.

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William Langlais (à gauche) et Sébastien Talbot

Yves Langlais connaît bien le territoire : il a été policier à Opitciwan, du temps que la Sûreté du Québec y avait un poste. Les relations ont longtemps été mauvaises entre la Sûreté du Québec et les Atikamekw. Au point où le poste de police a déjà été incendié. Depuis plus de 20 ans, la communauté a sa police, composée d’Atikamekw et (majoritairement) de non-autochtones. Son histoire n’est pas de tout repos non plus, et le poste a fermé plusieurs fois, soit après des évènements violents ou des querelles de financement avec Québec et Ottawa.

La communauté a un des plus hauts taux d’encadrement policier au Québec, mais aussi un des plus hauts taux de criminalité rapportée.

En roulant à l’aube entre les épinettes et les tétras qu’on pourrait presque attraper à mains nues, Yves Langlais me raconte l’incroyable tension de ses premières années de patrouille, la lente détente qui a suivi, et la manière dont il s’est pris d’affection pour plein de gens dans la communauté.

Notre premier arrêt est à l’épicerie-magasin général, pour acheter un café. Tout de suite, un ouvrier de la scierie (le gros employeur privé) le reconnaît et jase avec lui.

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Le village d’Opitciwan est adossé à une rive nord du réservoir Gouin.

Des pickups et des chiens

Le village est adossé à une rive nord du réservoir Gouin depuis qu’on a englouti son ancien établissement en construisant des barrages. Il a fallu déménager deux fois depuis un siècle à cause des projets hydroélectriques de la Shawinigan Water and Power, achetée par Hydro-Québec.

Même s’ils ont payé de l’effacement de leur village pour l’électrification du Sud, les lignes ne se sont jamais rendues jusqu’à eux. On n’est pas si loin du Lac-Saint-Jean ou de La Tuque, mais ici, pas d’antenne cellulaire, et l’électricité est produite par une petite centrale au diésel – une entente a été conclue pour faire de l’électricité avec la biomasse des résidus forestiers de la scierie du village, ce qui est censé faire diminuer les gaz à effet de serre de plus des trois quarts. Mais depuis le temps qu’on en parle, ils le croiront quand ils la verront…

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L’édifice du Conseil à Opitciwan

Nous arrivons à l’édifice du Conseil, où s’alignent des pickups par dizaines. Des chiens trottinent jusqu’à nous pour renifler ce qu’il y a de nouveau au village. Ils s’installent près de la porte, sans rien demander, mais ils ne diraient pas non à un peu de protéines, d’après moi.

En entrant, je rencontre Steve Chachai, agent de sécurité mais aussi contrôleur canin. Gros boulot, ici. « Le chenil déborde. Beaucoup de gens ne s’occupent pas de leur chien, déplore-t-il. Il y en a qui m’amènent des chiots, mais je ne peux pas les prendre. Je ramasse juste les chiens morts ou les chiens trop blessés. »

Il a ouvert une page Facebook, « Aidons les chiens Opitciwan », pour les chiens trouvés, mais aussi « pour éduquer, sensibiliser ». Il y a des cliniques de stérilisation et de vaccination gratuites. Il explique combien peut coûter un chien – facilement 100 $ de nourriture par mois.

Il a parfois fallu en abattre, à cause de la surpopulation de chiens errants. Ça se faisait avec un fusil de chasse, au dépotoir. Mais ça, il ne peut pas.

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Un homme joue avec son chien aux abords du réservoir Gouin. Mais tous ne s’occupent pas de leur animal, et la communauté est aux prises avec une surpopulation de chiens errants.

« C’est fatigant mentalement, tirer sur des chiens. »

C’est pour ça qu’il faut éduquer les gens. Mais c’est très long, et chaque jour quelqu’un lui amène un nouveau chiot perdu avec des grands yeux tristes, sauf que lui a assez des siens et le chenil est plein…

Déplacer la cour

Nous arrivons à la « cour », qui se tient dans la grande salle du Conseil des Atikamekw. La salle est pleine. Chacun attend son tour. Le juge Jean-François Poirier, installé dans une salle d’audience à Roberval, apparaît sur un écran géant, en visioconférence.

C’est la pandémie qui a mené à la création de la « Journée de cour ». C’est le bon sens qui l’a institutionnalisée.

Avec quatre heures de route à faire pour se rendre au palais de Roberval, même sans tempête ou crevaison, il est à peu près impossible de se rendre à temps pour la cour le matin, si jamais l’accusé a une voiture. Il faut faire du taxi communautaire, souvent coucher en ville, toutes choses que les personnes accusées n’ont pas les moyens de se payer.

Résultat : 90 % des accusés ne se rendaient même pas aux convocations de la cour. Ils se trouvaient en défaut. Un mandat d’arrestation était lancé. Une nouvelle accusation. Une nouvelle convocation. Une nouvelle absence. Etc.

Un système totalement absurde, qui criminalisait l’éloignement et la pauvreté.

Maintenant, les avocats se déplacent, et la justice pour les affaires courantes s’administre sur place.

La cour est ouverte. Il n’y aura aucun procès. Les cas sont réglés de commun accord.

Me Talbot résume la preuve pour le juge. Présente une proposition. Sa vis-à-vis du ministère public, Marie-Anne Robert, explique les raisons de l’entente. Le juge dispose du dossier.

Premier dossier. Les policiers sont appelés dans une maison d’où on a entendu des cris. Une femme se bat avec son beau-père. La femme résiste à son arrestation. Elle donne un coup de pied à sa mère, lui crache dessus pendant que les policiers essaient de la maîtriser.

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Les procureures de la Couronne Marie-Anne Robert (à gauche) et Florence Tremblay

Elle avait déjà une accusation de menaces contre son beau-père.

« Il y a une problématique de consommation de part et d’autre, explique l’avocat. Madame ne se souvient pas vraiment de ce qui s’est passé. »

Elle est condamnée à 125 heures de travaux communautaires, qu’elle doit exécuter en 18 mois.

S. C., un colosse souriant de plus 6 pi, ne se souvient de rien lui non plus. Quand la police est arrivée pour le séparer de son père, avec qui il se battait, il a lancé une tasse à un des agents et il est parti en courant. Mais une tasse lancée par S. C., ça voyage vite. Le policier a subi une fracture à la joue. Pour ces voies de fait causant des lésions, il risque la prison : il devra se rendre à Roberval, au « vrai » palais de justice.

B. est accusée de « voies de fait armées » : elle a lancé une bière à un gars qui roulait en quatre-roues. Quand la police s’est pointée, elle leur a dit qu’elle voulait se tuer. Elle leur a lancé un soulier. Ils l’ont maîtrisée facilement. Elle aura des travaux communautaires à faire.

F. vient expliquer au juge qu’elle n’a pas pu faire les travaux communautaires auxquels elle avait été condamnée : elle élève seule trois enfants, dont un bébé de 1 an. Le juge comprend : il lui impose une amende de 300 $, avec un délai de 12 mois.

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La plupart des gens à Opitciwan sont sans emploi.

Mais sérieusement, comment va-t-elle payer ça ? Comme la plupart des gens ici, elle n’a pas d’emploi (le taux d’activité est la moitié de la moyenne québécoise à Opitciwan).

L., de son côté, est accusée de voies de fait sur un policier. Elle a résisté à une arrestation. Le juge tient compte du fait qu’elle a cinq enfants en bas âge.

« Je compte sur vous pour régler ce problème de consommation, madame, ça ne vous aide pas. Surtout que vous avez une belle famille », dit le juge paternellement, comme si elle n’y avait pas pensé.

Toute la journée, cause après cause, presque toutes identiques : il est tard le soir, il y a de l’alcool, des cris, ça se pousse, la police arrive, ça dégénère… Le lendemain, tout est flou.

Le dernier cas de la journée est celui de D., accusé d’action indécente. Son crime ? Dans la rue, il a montré ses fesses aux employées de l’épicerie, qui l’ont vu par la fenêtre. L’homme est tout penaud. On lui a déjà diagnostiqué des problèmes mentaux sérieux.

Je me demande bien ce qu’on gagne en judiciarisant ici les troubles mentaux.

Ce n’est certainement pas l’emprisonnement qui va régler les problèmes sociaux. Chaque cas est potentiellement l’objet d’un « rapport Gladu », qui oblige le tribunal à tenir compte de l’historique personnel et social d’un accusé d’une Première Nation, justement pour diminuer la surreprésentation autochtone dans les prisons.

Les avocates de la Couronne ont une approche très ouverte, elles comprennent très bien la réalité d’Opitciwan et les limites du droit criminel. Mais il faut bien sûr réprimer le crime, protéger les victimes. Plusieurs dossiers non violents n’arrivent même pas devant la cour. Mais même avec les meilleures intentions, et même en « déjudiciarisant » plusieurs affaires, l’application de ces peines imposées de l’extérieur sonne faux.

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À Opitciwan, on parvient à bricoler une justice alternative, en imposant des travaux au bénéfice d’organismes sociaux, à la maison des aînés ou pour le Conseil, le réfectoire, etc.

On parvient tout de même à bricoler une justice alternative, en imposant des travaux au bénéfice d’organismes sociaux, à la maison des aînés ou pour le Conseil, le réfectoire, etc.

Grâce à des gens comme Aurèle Dubé, la justice ouvre un peu ses cadres. Il organise des ateliers sur le pardon, des « feux sacrés », et diverses manières de faire arriver la justice pour les délinquants comme pour les victimes. C’est une option que le juge peut ouvrir et que la personne condamnée peut accepter. Il a par exemple emmené avec lui en expédition pendant 10 jours, sur 125 km en forêt, dans les territoires ancestraux, des gens condamnés pour tentative de meurtre ou agression sexuelle.

« On ne voit pas les résultats tout de suite, mais c’est très positif. Ça amène plus de respect entre les gens. » Et peut-être en quelques jours plus de bénéfices qu’une « sentence » traditionnelle.

« Il faudrait que ça se fasse pas juste avec la justice », dit-il. Pas seulement après un crime…

La journée est terminée, plusieurs affaires ont été réglées, d’autres, reportées avec souvent comme condition de « ne pas importuner » la victime d’une bataille. Ils se reverront dans un mois.

Tant le chef Jean-Claude Mesquish, d’Opitciwan, que le grand chef atikamekw Constant Awashish apprécient cette justice rendue plus localement, malgré ses limites. Il reste encore du chemin pour une vraie prise en main locale, sociale, de ces affaires. Mais c’est déjà mieux.

« C’est une justice de persévérance », dit le jeune Me Langlais, sans cynisme, mais sans illusion non plus, tandis que son père va chercher le véhicule.

À la sortie, je rencontre le policier Jimmy Turmel, d’Alma, qui pensait n’être que de passage dans le corps de police local. « En arrivant, je ne comprenais pas ; les enfants de 4 ans me faisaient des doigts d’honneur. Mais j’ai changé ma vision. J’ai compris qu’il fallait aller vers eux. » Il l’a fait tellement qu’il va à la chasse avec des Atikamekw, qui lui ont appris la vraie manière de débiter un orignal.

Je lui parle du taux de criminalité élevé à Opitciwan.

« La misère produit les mêmes problèmes partout au monde, l’amitié est la même partout. »