Pendant des millénaires, les éclipses ont plongé les humains dans la terreur. Pour eux, les ténèbres en plein jour, ça annonçait la fin du monde. Ils croyaient que leurs dieux les avaient abandonnés. Le mot éclipse vient d’ailleurs du grec ekleípō, qui signifie « abandon ».

Heureusement, le monde a évolué. Depuis quelques siècles déjà, on a compris qu’une éclipse solaire totale était un phénomène astronomique rare, mais relativement simple. En gros : la lune passe devant le soleil. Pas de quoi sacrifier un chat dans l’espoir d’apaiser la colère des dieux.

« Même si la raison l’a emporté, au moment d’une éclipse, les émotions restent », lit-on dans Éclipse – Quand le Soleil fait son cirque, petit essai scientifique qui vient de sortir en librairie, à temps pour l’éclipse solaire du 8 avril.

Les auteurs Joël Leblanc et Julie Bolduc-Duval disent vrai à propos d’une chose : les éclipses conservent toujours le pouvoir de provoquer des émotions. Pour le triomphe de la raison, par contre, je suis moins convaincue.

C’est qu’il y a de quoi douter, ces jours-ci, à voir la panique s’emparer de certains centres de services scolaires (CSS) du Québec. Comme si l’apocalypse était à nos portes, plusieurs ont décidé de faire du 8 avril une journée pédagogique, histoire de sauver les élèves d’un affreux péril.

À Montréal, à Laval et ailleurs, des CSS fermeront leurs écoles, même si le ministre de l’Éducation conseille de les garder ouvertes. Ils fermeront leurs écoles à cause d’une éclipse solaire. En 2024.

Ces gestionnaires-là n’ont pas peur de l’ombre de la lune, comme nos lointains ancêtres.

Ils ont peur de leur ombre.

« On ne fait pas qu’observer une éclipse : on la vit ! La luminosité qui change, la température qui descend, les oiseaux qui cessent de chanter, le spectacle ahurissant dans le ciel, les étoiles qui réapparaissent brièvement en plein jour… tous les sens sont sollicités », écrivent les auteurs d’Éclipse. C’est une expérience passionnante qui n’arrive qu’une fois dans une vie, et encore : la prochaine éclipse solaire totale au Québec est prévue… en 2106.

Le 8 avril prochain, tous les élèves auraient eu la chance de vivre cette expérience ensemble, à l’école, de façon sécuritaire.

Le milieu scolaire était prêt. Les enseignants avaient préparé leurs classes. Les écoles avaient stocké des centaines de milliers de paires de lunettes de protection. Un peu partout, la journée avait été planifiée avec enthousiasme.

Et voilà que des gestionnaires affolés annoncent que, sur leur territoire, ça n’arrivera pas. Les enfants resteront chez eux, le nez dans leurs écrans pendant que leurs parents travaillent. Ou alors, ils seront au service de garde, mais bien à l’abri : les trois CSS francophones de Montréal assurent que les éducateurs n’offriront pas d’activités extérieures en cette sinistre journée…

Au moment où un phénomène exceptionnel se produira à l’extérieur, les enfants seront donc confinés entre les quatre murs de l’école. Avec un peu de chance, les éducateurs du service de garde leur montreront en direct les images de l’éclipse qu’ils auraient pu voir de leurs yeux, dans la cour d’école !

Quelle terrible occasion manquée.

Vrai, il est dangereux de regarder une éclipse solaire à l’œil nu. Les rayons du soleil peuvent endommager la rétine et causer des problèmes de vision permanents. Cela dit, avec des lunettes de protection certifiées, il n’y a aucun danger.

PHOTO RONALDO SCHEMIDT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Éclipse solaire totale en Argentine, le 14 décembre 2020

Même les jeunes élèves auraient été capables de suivre cette consigne toute simple de leur enseignant : porte tes lunettes en tout temps. Ça n’aurait pas été sorcier.

Les gestionnaires affirment que le problème, ce n’est pas l’éclipse, mais le fait qu’elle aura lieu à la sortie des classes. Beaucoup d’élèves se trouveront alors sur les trottoirs ou dans les autobus scolaires, sans supervision.

Ces gestionnaires affirment qu’il était IM-POS-SI-BLE de prolonger les classes d’une demi-heure pour permettre aux élèves de vivre cette expérience en groupe. Réorganiser les horaires des chauffeurs d’autobus, c’était trop compliqué. Demander aux parents de venir chercher leurs enfants, aussi. Mieux valait fermer les écoles pour la journée.

Les directeurs des CSS s’en défendent bien, mais j’ai l’impression que ce qui les terrifie plus que tout, ce n’est pas l’éclipse, mais le risque de poursuites.

« L’école a une responsabilité légale d’assurer la sécurité des élèves », a laissé tomber Caroline Dupré, présidente-directrice générale de la Fédération des centres de services scolaires du Québec, sur les ondes de Radio-Canada. Tout est dit.

Pour ne pas se retrouver avec une poursuite sur le dos, ces gestionnaires renoncent à leur mission première : celle d’éduquer les enfants, de stimuler leur curiosité et d’enrichir leur culture scientifique.

Cette peur a poussé le CSS de Laval à interdire aux écoles de distribuer 35 000 paires de lunettes de protection qui avaient été destinées aux enfants. « Je ne veux pas lésiner sur la santé oculaire de nos élèves », a insisté le directeur général, Yves-Michel Volcy, à la radio de Radio-Canada.

Donc, pour protéger les élèves, on les renvoie chez eux sans leur fournir de lunettes de protection ?

M. Volcy a expliqué qu’il prendrait le temps de vérifier si les lunettes étaient conformes aux normes. Le cas échéant, il pourrait les distribuer aux élèves, mais pas sans transmettre également « tout le protocole pour s’assurer qu’il n’y ait pas de malheureux incident ».

Parce qu’évidemment, en cette époque frileuse, ça prend un protocole pour porter des lunettes.