« On ne se ment pas : c’est beaucoup plus lucratif au privé. Le public, on voit ça… je ne veux pas le dire méchamment… mais c’est quasiment du bénévolat. C’est moins efficace, c’est moins productif, on est pris à faire des gardes, à rentrer le soir, à faire des fins de semaine. C’est comme notre bonne action qu’on fait là. »

Beaucoup de lecteurs ont avalé leur café de travers en lisant cette citation dans La Presse, la semaine dernière. Elle était du chirurgien orthopédiste David Blanchette, un propriétaire de cliniques privées qui menace d’abandonner son travail à l’hôpital pour de bon si le gouvernement l’empêche de faire la navette entre le public et le privé à sa guise.

Le ministre de la Santé songe en effet à diverses mesures pour freiner, ou du moins ralentir, le phénomène de la médecine à deux vitesses au Québec, selon les informations révélées par notre correspondant parlementaire, Tommy Chouinard.

La citation du DBlanchette est choquante, c’est vrai. Au public, un chirurgien orthopédique gagne en moyenne 514 266 $ par an.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr David Blanchette, en 2014

« Je pense qu’il y a bien du monde qui voudrait faire du bénévolat à ce salaire-là », ironise… le DBlanchette lui-même, douloureusement conscient de s’être mal exprimé. « Ce n’est pas du tout ça que je voulais dire. Je voulais parler des conditions moins performantes [au public] et de l’accès difficile aux salles d’opération. J’ai vraiment choisi le mauvais terme. »

Je veux bien le croire. Et je ne veux pas accabler outre mesure un médecin qui a sans doute exprimé tout haut, de façon maladroite, ce que certains de ses confrères pensent tout bas. De toute façon, ce n’est pas le DBlanchette, le problème.

Ce n’est pas non plus le fait qu’un nombre croissant de médecins font comme lui en se désengageant pour pratiquer au privé avant de se réengager par la suite. Pas seulement, en tout cas.

Le problème de fond, c’est le système de santé universel et gratuit qui se désagrège lentement, sous nos yeux, sans que personne y fasse rien – ou si peu.

Tommy Chouinard m’a transféré un échantillon des courriels outrés qu’il a reçus et ça m’a quand même un peu rassurée : tout le monde n’a pas perdu sa capacité à se scandaliser.

Il y a 15 ans, le Québec tout entier aurait déchiré sa chemise face à de tels propos. Le système de santé universel, fierté collective, était un monstre sacré qu’il ne fallait toucher sous aucun prétexte. Les soins privés étaient tabous. Plus maintenant.

Au Québec, la médecine privée a été peu à peu banalisée, normalisée. Célébrée, même. Avec raison, diront certains : à l’hôpital, les patients du DBlanchette doivent attendre trois ans pour une opération nécessitant une hospitalisation. À la clinique privée, « il n’y a pas vraiment de liste d’attente, dit le chirurgien orthopédiste. Le patient peut choisir la date de son opération ».

Pour un patient condamné à languir trois longues années dans la douleur, le choix peut vite devenir évident. Il ne lui reste qu’à troquer sa carte-soleil contre sa carte de crédit.

Pour un même soin, souvent offert par le même médecin, vous avez désormais le choix : payer le gros prix ou attendre pendant des mois, voire des années. C’est exactement ça, la médecine à deux vitesses que le Québec avait rejetée, par souci d’équité. Longtemps, nous avons refusé que la logique marchande s’infiltre dans notre système de santé.

Que s’est-il passé ? Le Québec est devenu le champion canadien des soins de santé privés. Les cliniques qui font payer pour des services couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) prolifèrent.

Pour 5000 $ par an, vous avez droit au tout-inclus : médecin de famille, bilans de santé et suivis. Vous pouvez aussi payer à la carte : 250 $ par consultation, 25 000 $ pour un remplacement de hanche… Il y en a pour tous les goûts.

L’exode vers le privé prend de l’ampleur. Il n’y a jamais eu autant de médecins « non participants » à la RAMQ. En janvier, le Québec en comptait 720, des médecins de famille pour la plupart. En comparaison, l’ensemble des autres provinces canadiennes en compte… une douzaine, selon une enquête troublante menée l’an dernier par le Globe and Mail.

L’Ontario a interdit à ses médecins de se désaffilier du régime public en 2003. En Alberta, supposé paradis de l’entrepreneuriat, les patients qui désirent se faire soigner plus vite doivent se rabattre sur les États-Unis ou… le Québec.

Comment le Québec en est-il arrivé là ? S’il fallait blâmer un seul médecin, ce serait probablement le DJacques Chaoulli, ce Franco-Québécois ayant livré un combat épique – grève de la faim incluse – en faveur de la privatisation des soins de santé.

En 2005, la Cour suprême lui a donné raison : les Québécois qui végètent sur des listes d’attente pendant des mois devraient avoir le droit de souscrire une assurance privée, pour des soins couverts par le régime public.

L’arrêt Chaoulli, qui ne s’applique qu’au Québec, a eu un impact limité sur le plan juridique. Mais il a ouvert une brèche. Depuis ce jugement, la privatisation des soins de santé jouit d’une acceptabilité sociale de plus en plus grande dans la province.

Remarquez, ça n’a pas vraiment amélioré l’état de notre réseau.

Encore aujourd’hui, le DBlanchette plaide ce qu’avait plaidé le DChaoulli devant la Cour suprême : les délais, au public, sont inhumains. Parmi ses patients en attente d’une opération, il y a des travailleurs en chômage forcé. Il y a des personnes âgées qui risquent de perdre leur maison et de se retrouver en CHSLD parce qu’elles n’arrivent plus à se mouvoir par elles-mêmes.

Il y a quantité de tragédies, engendrées par ces foutues listes d’attente.

Le système de santé craque de partout. Si autant de gens vont au privé, c’est parce que le public est incapable de les soigner dans des délais raisonnables. Qui peut les en blâmer ?

La médecine privée est « une soupape » pour le régime public, nous disent ses défenseurs. Elle a l’immense avantage de désengorger les listes d’attente. Et puis, pour les chirurgiens, mieux vaut opérer au privé que se tourner les pouces en attendant de pouvoir travailler au public. Le réseau de la santé est si mal en point que les chirurgiens ont peu accès aux blocs opératoires, souvent fermés par manque d’infirmières et d’inhalothérapeutes.

Tout cela est exact. Mais c’est aussi un cercle vicieux.

S’il y a une telle pénurie de main-d’œuvre dans le réseau, c’est en partie parce que bon nombre de travailleurs de la santé choisissent de migrer vers le privé, où ils n’ont pas à porter à bout de bras un réseau qui manque de tout.

Or, plus le réseau sera délabré, plus les travailleurs feront le saut au privé, et plus le réseau sera délabré…

À court terme, c’est vrai, le privé peut être la soupape du public. Mais à long terme, il ne le sauvera pas. Si on continue à le laisser croître, il pourrait même finir par l’achever.