« Est-ce que j’annonce ma démission tout de suite, à soir ? »

En ce 7 avril 2014, les premiers résultats des élections québécoises défilent à l’écran et François Legault entrevoit le pire. À son fidèle chef de cabinet Martin Koskinen, il avoue être prêt à passer à autre chose.

Mais soudainement, le vent tourne. Malgré une légère baisse du pourcentage de votes, il réussit à faire élire trois députés additionnels (de 19 à 22). Le pire est évité : la troisième voie reste en vie.

L’anecdote est racontée dans À la conquête du pouvoir, essai de Pascal Mailhot et Éric Montigny qui retrace l’ascension de la « troisième voie » politique, entre le fédéralisme et l’indépendantisme. Le livre, publié par Boréal, sera en vente le 19 mars, alors qu’on souligne le 30e anniversaire de la création de l’Action démocratique du Québec (ADQ).

Les auteurs sont respectivement d’anciens proches collaborateurs de François Legault et de Mario Dumont. On n’y trouve pas de grand recul critique. Mais ils ont le mérite de nous faire revivre l’histoire avec une captivante incursion dans les coulisses.

L’essai rappelle que la politique dépend autant des ambitions personnelles que des accidents de parcours. Et il montre aussi la difficulté au Québec de se frayer un chemin entre les libéraux et les péquistes sans être pris en étau ou être carrément oublié.

C’est une série d’espoirs et d’abandons, de demi-victoires et de défaites amères qui symbolise l’éternelle ambiguïté des Québécois face à leur destin. Le tout, dans le contexte d’un rapport de force qui s’étiole.

Pour comprendre l’ascension de la Coalition avenir Québec (CAQ), on évoque souvent la partielle de 2017 dans Louis-Hébert gagnée par Geneviève Guilbault. Mais la défaite dans Chauveau en 2015 fut tout aussi déterminante. C’était la dernière d’une série de déceptions qui a mené au virage nationaliste.

À son retour en politique en 2011, M. Legault promet de mettre la question nationale en veilleuse pendant une décennie. À quel point ? Le livre révèle qu’il avait même approché un certain… Philippe Couillard.

La CAQ avait avalé en 2011 l’ADQ, qui était devenue plus à droite. Dans cette jeune coalition, les ex-péquistes ne sont pas encore nombreux ou influents. Pour rassurer les plus fédéralistes de son clan, M. Legault bloque la réforme de la loi 101 du gouvernement Marois, qui, selon lui, irait trop loin. Ironiquement, il se bat ainsi contre des mesures qu’il se vantera de faire adopter une décennie plus tard.

La « troisième voie », pour M. Legault, consiste alors à parler le moins possible d’autonomie. Il se démarque aussi de l’ADQ en croyant à l’implication d’un État fort dans l’économie, mais en le soumettant à des méthodes de gestion du privé.

Ni de gauche ni de droite, ni fédéraliste ni indépendantiste : ce positionnement est difficile à vendre. La CAQ se trouve vite perdue au milieu de nulle part.

En 2013, M. Legault paraît peu intéressé et même exaspéré par le débat sur la charte de la laïcité. Il chute dans les sondages. Les projections de sièges sont désastreuses : la CAQ ne ferait élire qu’un seul député.

Le regretté historien Frédéric Bastien révèle que la Cour suprême aurait collaboré avec Pierre Elliott Trudeau avant de rendre son avis sur le rapatriement unilatéral de la Constitution. M. Legault en fait peu de cas. « Ça change quoi, demain matin, au Québec ? », lance-t-il. Lucien Bouchard le rappellera à l’ordre.

En mars 2014, l’arrivée de Pierre Karl Péladeau au Parti québécois (PQ) crée un choc. La polarisation s’accentue autour de la question nationale. « On s’est dit : c’est game over pour nous », se souvient M. Koskinen.

Avec l’énergie du désespoir, M. Legault sauve sa peau au débat de TVA. Mais les lendemains seront difficiles. En 2015, le caquiste Gérard Deltell démissionne dans Chauveau et les libéraux gagnent la partielle. À la fin de l’été, le chef caquiste convoque sa garde rapprochée au quartier général du parti, au bord du canal de Lachine. « Je suis tanné d’être assis sur la clôture », lance-t-il.

« On change de nom ou on ferme la shop », ajoute-t-il, mi-sérieux, rapportent Mailhot et Montigny.

Un virage nationaliste se prépare. Le logo multicolore est remplacé par le bleu clair avec une fleur de lys, et une plateforme sera présentée peu après à un conseil général à Laval.

Est-ce une réelle priorité ou plutôt une nouvelle étiquette ? M. Legault misera davantage sur la « défense du contribuable » et sur l’usure des libéraux. Il canalise la soif de changement. Avec la débandade du PQ, la CAQ mise sur un ralliement des nationalistes.

Parmi eux, Stéphane Gobeil. Le conseiller péquiste avait déjà traité M. Legault de « Moïse de pacotille ». Mais à son tour, il mettra le rêve indépendantiste de côté.

Dans le « Nouveau projet pour les nationalistes » de la CAQ, la liste de demandes pour le fédéral relève du compromis. « Plus que Meech, moins que le rapport Allaire », a déjà résumé M. Legault. Aucune de ses demandes de rapatriement de pouvoirs n’a été acceptée. Mais aujourd’hui, il se vante de gains avec sa réforme de la loi 101 et sa Loi sur la laïcité de l’État, qui résistent aux tribunaux grâce à la disposition de dérogation.

Mario Dumont n’était pas censé diriger l’ADQ. Ex-président démissionnaire de la commission jeunesse du Parti libéral du Québec (PLQ), il avait claqué la porte en 1992. Le parti venait de rejeter le rapport Allaire, une plateforme nationaliste. Son auteur, Jean Allaire, créera un nouveau parti. Mais sa santé fragile le force à le quitter peu après. Dumont le remplace. Il doute. « Écoutez, j’ai juste 23 ans », confie-t-il à des proches.

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

Moncef Guitouni, président de l’Action démocratique du Québec, Jean Allaire, chef sortant du parti, et Mario Dumont, chef intérimaire, en mai 1994

Après avoir fait campagne pour le Oui en 1995, Dumont propose un moratoire sur les questions constitutionnelles.

En septembre 2002, au Canadian Club de Toronto, devant « le plus gros drapeau du Canada jamais vu », il tourne officiellement le dos à ce débat.

Après des gains lors de partielles, il perd des sièges aux élections de 2003. C’est la déception, et la division. Au sein du parti, l’aile plus nationaliste et économique pragmatique affronte celle de la droite libertarienne.

Comme la CAQ en 2015, l’ADQ déposera en 2004 une plateforme nationaliste. Le titre : « L’ADQ : la voie autonomiste ». Un retour aux sources du parti. Les observateurs sont sceptiques. Ils se demandent à quoi rime ce nouveau mot en « iste ».

Comme la CAQ le fera plus tard, M. Dumont profitera surtout de la faiblesse de ses adversaires. Le chef adéquiste ne prend pas l’initiative de parler des accommodements raisonnables. Mais quand les médias en font une priorité, il saute dans le train. Au terme des élections générales de 2007, il dirige l’opposition officielle. Alors que son entourage célèbre l’élection de 41 députés, le chef a toutefois la mine sombre. « Vous ne comprenez pas… », leur dit-il. Il entrevoit les attentes impossibles, l’impréparation de ses troupes et les attaques à venir, le tout dans le contexte d’un gouvernement minoritaire où on n’a pas le temps d’apprivoiser le métier. L’année suivante, c’est la débandade électorale. Il démissionne.

De nouveau, à l’Assemblée nationale, il n’y a que deux forces politiques : les libéraux et les péquistes.

L’essai montre l’empressement médiatique à annoncer la mort des partis, et les doutes de leurs chefs.

En 1998, on demandait à l’ADQ de se saborder. En 2002, on conjecturait déjà sur la date des funérailles du PQ, et son chef Bernard Landry menaçait lui-même souvent de démissionner. « Je retourne enseigner ! », lance-t-il plus d’une fois à son entourage. Peu avant lui, Lucien Bouchard avait jeté l’éponge, constatant que même lui ne réussissait pas à donner à son peuple le goût de l’indépendance. Et en 2009, son protégé François Legault fera la même chose.

À son retour en 2011, la CAQ jouit d’une popularité aussi étonnante qu’éphémère. Après deux défaites électorales, en 2012 et 2014, le moral de M. Legault est au plus bas.

En avril 2014, un certain Mario Dumont prend la plume. Il ne voit pas d’avenir pour la troisième voie. Le PQ décline et la CAQ stagne. Qui pourra déloger les libéraux ? Personne, craint-il. « Je crois ne plus revoir d’autre parti au pouvoir de mon vivant. J’ai 43 ans. »

Quelques années plus tard, d’autres inverseront sa prophétie. Après les victoires de la CAQ en 2018 et en 2022, c’est un autre avenir que des observateurs appréhendaient. Le PQ agonisait, le PLQ divorçait des francophones et QS frappait son plafond. La CAQ paraissait indétrônable.

Aujourd’hui, elle tangue. Quel avenir pour la troisième voie ? Si l’histoire se répète, la réponse dépendra des opportunités électorales, selon les combats qui auront été perdus ou abandonnés par les autres partis.

À la conquête du pouvoir – comment une troisième voie politique s’est imposée au Québec

À la conquête du pouvoir – comment une troisième voie politique s’est imposée au Québec

Éditions du Boréal

304 pages