Après « un hiver de 33 ans », Brian Mulroney et Lucien Bouchard avaient renoué, il y a six mois.

La rupture entre les deux hommes, en 1990, a été une des plus dramatiques de l’histoire politique canadienne. C’était la fin d’une amitié profonde entre deux politiciens qui s’étaient promis de réconcilier juridiquement le Québec et le reste du Canada. Ils se tournaient le dos pendant qu’on enterrait l’accord constitutionnel du lac Meech.

Cette déchirure intime, vécue en public, avait un aspect dramatique en ce qu’elle semblait préfigurer la fin du Canada lui-même.

Ces deux fils d’ouvrier de ville industrielle de région se sont connus, pour ne pas dire reconnus, dès leur arrivée à la faculté de droit de l’Université Laval, en 1960. Cette époque de bouillonnement politique où le Québec moderne se construisait sous leurs yeux.

Toujours en complet-cravate, « même si on était raide pauvres », comme dit Lucien Bouchard, ils croisaient chaque jour les politiciens, s’arrêtaient pour jaser avec Daniel Johnson père (futur premier ministre). Mulroney dans l’association étudiante, Bouchard rédacteur en chef du journal étudiant.

« Il était évident pour tout le monde que Brian aurait un grand destin politique, me dit M. Bouchard. En deuxième année de droit, il avait fait venir John Diefenbaker, lui, un gars de Baie-Comeau ! »

Les deux ont fait carrière comme avocat et ont travaillé ensemble à la commission Cliche sur l’industrie de la construction. Mulroney a toujours fait appel à Bouchard, le fin lettré, pour rédiger ses discours, dès sa première tentative de devenir chef conservateur en 1976.

Ils n’étaient pourtant pas de la même famille politique, Bouchard ayant pris sa carte du Parti québécois. Mais l’amitié entre eux était plus forte que tout et a survécu à l’élection du PQ comme au référendum de 1980, où ils étaient dans des camps opposés. En cela aussi, ces deux amis aux idées divergentes incarnaient le Québec politique dans ses attachements et ses contradictions.

Quand Mulroney est finalement devenu chef du Parti progressiste-conservateur, c’est bien sûr Lucien Bouchard qu’il a appelé pour écrire ses discours. Dont le plus célèbre, celui de Sept-Îles, où Mulroney promettait de faire entrer le Québec « dans l’honneur et l’enthousiasme » dans la fédération canadienne.

Mulroney a nommé Bouchard ambassadeur à Paris, à défaut de l’avoir convaincu immédiatement de faire de la politique. Puis, en 1988, Bouchard a fait le saut, s’est fait élire au Lac-Saint-Jean et a accédé au cabinet fédéral. À ce moment, l’accord du lac Meech avait été signé par tous les premiers ministres au Canada et était en voie d’être ratifié. René Lévesque, mort l’année précédente, s’était montré plutôt favorable à ce compromis signé par Robert Bourassa. Le pari du « beau risque » fédéral semblait avoir réussi.

C’est quand la ratification a été bloquée et qu’une version diluée de l’accord a été concoctée par le cabinet de Mulroney que Lucien Bouchard a claqué la porte, quitté le gouvernement.

Brian Mulroney, comme tout le monde, a compris la dimension symbolique catastrophique de cette démission et a tout fait pour retenir son ami. Il l’a fait venir à son bureau, lui a montré une vieille photo de son père… Mais c’était fini.

Cette rupture, indissociable de la mort de Meech, a été le signal de la renaissance du mouvement souverainiste québécois. Elle a mené à la création du Bloc québécois. Le PQ a repris le pouvoir, Jacques Parizeau est devenu premier ministre en 1994, et l’année suivante, Lucien Bouchard était la vedette du camp du Oui, qui a failli l’emporter en 1995.

Lucien Bouchard est retourné à sa vie d’avocat en 2000. Les deux hommes se croisaient de loin en loin. Des amis communs tentaient de les réconcilier. Peine perdue. Les deux s’étaient sentis trahis. Cela semblait irrémédiable.

Même si les années passaient, la plaie ne se refermait pas. Bouchard se demandait si les choses auraient pu finir autrement entre eux.

Je me disais parfois qu’on n’avait pas assez de maturité ou de sagesse pour traverser une crise politique sans tout saccager entre nous. D’autres ont réussi.

Lucien Bouchard

« Mais en même temps, les enjeux étaient trop gros. Ce n’était pas vraiment une option. Il s’agissait de faire un pays ou pas, et de défaire le Canada en deux morceaux. Ce n’est pas une petite affaire ! »

Il parle d’une séparation « cruelle », comme s’ils étaient chacun portés par un destin qui les dépassait.

Puis l’automne dernier, lors d’une autre réunion de la promotion de 1963, Mulroney a fait « un discours incroyable », où il a fait l’éloge de Bouchard comme ministre de son cabinet. « Avec son charme, son intelligence et son humour exceptionnels. »

Ils se sont appelés. Ils se sont revus. Un soir, après une soirée avec des amis, il l’a gardé auprès de lui.

« On a jasé pour vrai, très personnellement. Il m’a montré des photos de nous que je n’avais jamais vues. C’est toutes nos vies qui se renouaient. Des amis comme Brian, on n’en compte pas beaucoup dans une vie », dit l’ancien premier ministre, en contenant son émotion.

Ce n’est que très allusivement qu’ils ont parlé de leur rupture. Tout avait déjà été dit, écrit, redit. Ils étaient « sortis de la fournaise politique ».

« L’âge y fait. On voit s’écouler le temps, on sait qu’il y en a de moins en moins devant. Il y a les enfants. Il était tellement fier de sa famille, avec raison, c’était tellement beau de le voir avec Mila. C’est vrai ce qu’il disait : sans elle, il n’aurait jamais été premier ministre. C’est toute une aventure humaine, Brian Mulroney. »

Un silence…

Comment comparer les années Mulroney à l’époque actuelle ?

« Quand on a 85 ans, c’est un peu suspect de comparer les époques, dit Lucien Bouchard. La moitié des dialogues de Platon consistent à déplorer la nouvelle génération. Je dirais quand même que maintenant les enjeux sont plus techniques, plus complexes. C’était une époque où l’humain jouait un grand rôle dans la politique, où les politiciens étaient plus en contact avec la population. Brian excellait dans ça. Il avait la première qualité d’un politicien : il aimait les gens. »

Vendredi dernier, les vieux amis retrouvés se sont parlé pour la dernière fois.

Mulroney était très affaibli.

« Lucien, surprends-toi pas si tu apprends que… »

Bouchard lui a coupé la parole. Il ne voulait pas entendre la fin de la phrase.

Il ne voulait pas entendre la fin.