L’intention de Québec de freiner le va-et-vient de médecins entre le régime public et le privé divise les chirurgiens en orthopédie, spécialité où l’on compte le plus grand nombre d’adeptes de la navette.

Dans les 10 derniers mois, 137 médecins – dont 32 orthopédistes – ont quitté temporairement le régime public plus d’une fois pour aller travailler dans le privé. C’est deux fois plus qu’il y a cinq ans.

Le chirurgien orthopédiste David Blanchette songera à abandonner le régime public et à travailler seulement dans le privé si le gouvernement Legault va de l’avant avec un resserrement des règles. « Je vais l’envisager, et ça risque d’être le cas de plusieurs », soutient le propriétaire de deux cliniques privées.

Le DBlanchette partage sa pratique entre les deux cliniques et les hôpitaux Maisonneuve-Rosemont et Santa Cabrini.

La Clinique chirurgicale de Laval est un centre médical spécialisé (CMS) qui a une entente avec des établissements publics pour opérer des patients sous le régime de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Son autre clinique privée, le Centre d’excellence en orthopédie de Montréal, traite des patients qui paient les soins de leurs poches.

Le DBlanchette plaide que le régime public lui offre seulement une ou deux journées par semaine pour faire des opérations, à l’hôpital ou au CMS. « J’aimerais opérer plus et vider ma liste d’attente où il y a 350 patients, mais l’hôpital ne me l’offre pas, parce qu’il manque d’infirmières et de plateaux techniques », explique-t-il. C’est pourquoi il en vient à faire régulièrement la navette entre le public et le privé.

Le DBlanchette – tout comme ses associés – se désaffilie de la RAMQ une semaine sur six. Il fait une vingtaine d’opérations durant sa semaine au privé.

« On ne se ment pas : c’est beaucoup plus lucratif au privé, lance-t-il. Le public, on voit ça… je ne veux pas le dire méchamment… mais c’est quasiment du bénévolat. C’est moins efficace, c’est moins productif, on est pris à faire des gardes, à rentrer le soir, à faire des fins de semaine. C’est comme notre bonne action qu’on fait là. »

Si [le gouvernement] nous rend ça compliqué de même, on va dire : peut-être qu’on va juste faire du privé, et on va faire comme une infirmière qui quitte le public, on va juste prendre le gâteau.

Le DDavid Blanchette, chirurgien orthopédiste

Le gouvernement envisage de faire passer le délai pour se désaffilier de la RAMQ de 30 à 180 jours – environ six mois. Une telle prolongation du délai de préavis empêcherait tout médecin de sauter la clôture plusieurs fois par année.

Lisez « Médecins au public et au privé : vers un frein au va-et-vient »

À l’heure actuelle, pour sortir du régime public, un médecin n’a qu’à transmettre un avis à la RAMQ et à attendre 30 jours. Après ce délai d’un mois, il devient « non participant » au régime public et peut commencer à pratiquer au privé. Pour redevenir « participant » à la RAMQ, il suffit d’envoyer un nouvel avis à la société d’État, et le médecin peut reprendre sa pratique au public huit jours plus tard.

Du temps que le public « n’offre pas »

En pratiquant régulièrement au privé, « je prends du temps que le public ne m’offre pas et, avec ce temps-là, j’enlève des patients qui sont sur la liste d’attente », fait valoir le DDavid Blanchette. Sur sa liste, l’attente est d’un an et demi pour une opération d’un jour, et de trois ans pour un patient qui doit être hospitalisé.

Il reconnaît l’existence d’une médecine à deux vitesses, alors que les patients doivent payer le prix fort pour se faire opérer au privé. Mais il apporte une nuance.

Il y a une injustice, c’est sûr. Mais cette injustice-là fait quand même que ce patient ne prend pas la place de quelqu’un d’autre au public, il libère une place.

Le DDavid Blanchette, chirurgien orthopédiste

Le DBlanchette croit plutôt que la mixité de la pratique médicale devrait être plus flexible. Le gouvernement devrait fixer un service minimum au sein du régime public et permettre de pratiquer dans le privé « dans la même journée ou la même semaine ».

L’Institut économique de Montréal abonde dans le sens du DBlanchette. « Une approche du tout ou rien, forçant les médecins à choisir entre la pratique dans le public ou le privé, risque d’accroître le nombre de médecins choisissant la pratique indépendante », estime l’économiste Emmanuelle B. Faubert. « Avec un modèle de pratique mixte où les médecins peuvent pratiquer au privé, une fois une cible d’heures complétées au public, le Québec pourrait accroître le nombre de patients traités. »

Tourisme médical

De son côté, le DPascal-André Vendittoli, de la Clinique orthopédique Duval, « voit du bon » dans l’intention de Québec de resserrer les règles. Le chirurgien orthopédiste a lui-même fait le va-et-vient entre le public et le privé pendant 15 ans, avant de poursuivre sa carrière uniquement au privé en 2021.

« En ce moment, beaucoup de chirurgiens font des sauts de puce. Ils surfent sur le délai d’attente inacceptable au public pour dire à leurs patients qu’ils font aussi leur pratique au privé », dit-il. Il estime que cette pratique est du « tourisme médical ».

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le DPascal-André Vendittoli, chirurgien orthopédiste

Le chirurgien est comme un visiteur, il vient opérer [au privé] une semaine tous les deux mois. Il ne connaît pas l’équipe et il n’y a pas de continuité de soins. Après, il retourne travailler au public la semaine d’après. C’est mauvais.

Le DPascal-André Vendittoli, chirurgien orthopédiste pratiquant uniquement au privé depuis 2021

En obligeant les chirurgiens à faire un choix entre le privé et le public, ces chirurgiens ne pourraient pas remplir leurs semaines de travail au privé, estime-t-il. « Tous ces gens-là vont rester au public, parce que c’est un revenu garanti. »

Le resserrement des règles est également « une très bonne affaire » pour les patients, pense le DVendittoli. « Ça veut dire que le patient qui va aller au privé ne prendra pas un médecin qui va au privé juste pour arrondir ses fins de mois. »

Il souligne d’ailleurs que cette discussion d’allonger le délai de sortie n’est pas nouvelle. « Ça fait des années qu’on en parle. Il n’y a aucun gouvernement qui l’a fait. J’ai bien hâte de voir si ça va se réaliser. »

Les collègues du Dr Vendittoli à la clinique Duval continuent toutefois de faire le va-et-vient entre le privé et le public, en complétant tous leurs jours disponibles dans le réseau public.

Le DVendittoli souligne que la situation est différente pour les médecins hors du domaine chirurgical. « Si vous prenez un gastro-entérologue, un psychiatre ou un médecin de famille qui va au privé, c’est une tout autre histoire parce que normalement, ils n’ont pas de limites dans leur temps d’activité au public. En s’en allant au privé, ça crée un réel trou et cause un problème au système. »

L’Association d’orthopédie du Québec a décliné une demande d’entrevue, dirigeant La Presse vers la Fédération des médecins spécialistes du Québec. Cette dernière n’a pas voulu faire de commentaires pour le moment, préférant obtenir d’abord plus de détails sur les intentions du gouvernement.

Réactions du milieu politique

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le porte-parole du Parti libéral du Québec en matière de santé, André Fortin

Si des médecins vont vers le privé, c’est parce qu’ils n’ont pas de temps d’opération dans le public. Il est là, l’enjeu. Si le gouvernement veut ralentir ce phénomène-là, qu’il commence donc par offrir du temps d’opération dans nos salles d’opération publiques qui sont fermées une grande portion du temps. Il manque de personnel, et je cherche encore la stratégie d’attraction et de rétention en ressources humaines du ministre de la Santé.

Le porte-parole du Parti libéral du Québec en matière de santé, André Fortin

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le porte-parole de Québec solidaire en matière de santé, Vincent Marissal

Le va-et-vient, c’est un réel problème. Moi-même, j’ai été exposé à ça. La solution que le gouvernement envisage est selon moi cosmétique. Parce que les médecins vont plutôt se désaffilier une fois par année, mais rester plus longtemps au privé. La solution est de fermer le robinet du privé, arrêter de donner des permis et d’ouvrir des cliniques privées.

Le porte-parole de Québec solidaire en matière de santé, Vincent Marissal, qui, en 2022, a décliné l’offre de son chirurgien orthopédiste de lui remplacer rapidement les deux hanches au privé pour 35 000 $. Il a subi l’opération à l’hôpital l’an dernier.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le porte-parole du Parti québécois en matière de santé, Joël Arseneau

Le va-et-vient des médecins accentue le virage vers le privé, la médecine à deux vitesses et les transferts de la main-d’œuvre du public vers le privé. On le sait depuis 15 ans et la tendance s’accentue. Qu’attend le ministre de la Santé pour agir ?

Le porte-parole du Parti québécois en matière de santé, Joël Arseneau

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime

On est surpris [de l’intention du gouvernement], parce que la CAQ parlait du privé en santé en campagne électorale. En campagne, ils parlaient comme des conservateurs et, aujourd’hui, ils gèrent comme des péquistes. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils éliminent les agences privées, ils sont en train de mettre des bâtons dans les roues à ceux qui pratiquent dans le public et le privé, puis les minihôpitaux privés, on n’en entend plus parler et on n’est même pas encore aux appels d’offres.

Le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime