La semaine dernière, la coroner Géhane Kamel a posé une question très pertinente lors de l’enquête publique sur la mort de la policière Maureen Breau, tuée par un récidiviste violent maintes fois libéré au nom du principe de non-responsabilité criminelle.

Elle a demandé à quoi sert le fait que la Commission d’examen des troubles mentaux du Québec (CETM) impose des conditions aux patients si ceux-ci ne subissent souvent aucune conséquence s’ils ne respectent pas lesdites conditions1.

La CETM est ce tribunal administratif qui décide du sort des citoyens qui ont été jugés non criminellement responsables de leurs actes pour cause de troubles de santé mentale.

Le meurtrier de la policière Breau, Isaac Brouillard Lessard, était un habitué des arrestations pour des gestes violents2. Il avait même agressé sa psychiatre, deux fois. Avant de tuer la policière Breau, il avait cassé la gueule de son concierge. Ça n’a pas été suffisant pour qu’il soit interné.

Tout ça, alors qu’il avait été renvoyé en société par la CETM. Cette commission peut imposer des conditions de remise en liberté, par exemple celle de ne pas consommer de drogue. Le meurtrier de Mme Breau en consommait abondamment au mépris de ses conditions, ce qui amplifiait ses délires et sa violence…

Mais Brouillard Lessard ne faisait pas l’objet d’un suivi serré de la part du système de santé qui, comme chacun le sait, est déjà surchargé.

Je souligne ceci : dans l’immeuble qu’il habitait, tout le monde avait peur de Brouillard Lessard.

La coroner Kamel a posé cette question sur l’utilité de la CETM mardi. Mais par une épouvantable ironie du destin (ou alors un sinistre sens du timing), Fabio Puglisi, un homme au profil semblable à celui de Brouillard Lessard, aurait assassiné deux jours plus tard deux personnes (dont sa mère) en plus d’en massacrer une troisième, à coups de couteau.

Fabio Puglisi était lui aussi passé dans le filtre imparfait de la CETM par le passé à deux reprises. Je cite La Presse3 : « En 2020, la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) avait d’ailleurs été chargée d’évaluer l’état mental de M. Puglisi, qui était alors accusé d’avoir vendu un faux tableau de Riopelle sur le site Kijiji. “L’accusé, en raison de son état mental, ne représente plus un risque important pour la sécurité du public”, avait conclu l’organisme à ce moment. M. Puglisi, qui avait été hospitalisé pendant un mois “à la suite d’une agression contre un automobiliste sur l’autoroute dans un vécu délirant paranoïde” en 2011, présentait des progrès “notables”, notamment du fait qu’il était “bien entouré”. “Il prend la médication comme prescrit. D’ailleurs, il conçoit qu’il va beaucoup mieux en prenant ses médicaments”, lit-on dans la décision. »

Une semaine avant les deux meurtres de jeudi dernier, Puglisi avait, semble-t-il, agressé une passante qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, en pleine rue à Vaudreuil-Dorion, près de l’immeuble où il est soupçonné d’avoir tué sa mère et une voisine4.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

L’immeuble de Vaudreuil-Dorion où habitait Fabio Puglisi et où il est soupçonné d’avoir commis un double meurtre, jeudi dernier.

Je souligne ceci, bis : dans l’immeuble qu’il habitait, Puglisi faisait peur. Des gens refusaient de monter dans l’ascenseur avec lui.

Je sais bien que la psychiatrie n’est pas de la physique, que ce n’est pas une science exacte. Je sais bien que la prison n’est pas l’endroit où garder des gens qui entendent des voix dans leur tête, qui se prennent pour le Christ ou qui croient sincèrement que le voisin veut les tuer. Je ne dis pas qu’il faut enfermer quiconque souffre d’une maladie mentale.

Mais si vous parlez aux psychiatres qui ont une connaissance minimale de la dynamique de violence, ils vous diront ceci : le meilleur prédicteur de la violence à venir, c’est la violence passée.

Or, Fabio Puglisi avait agressé en 2011 un automobiliste lors d’un délire paranoïde et cette condition avait justifié qu’il soit déclaré non criminellement responsable.

Il y a deux semaines, il était accusé d’avoir agressé sans raison une inconnue en pleine rue.

Il a été arrêté et remis en liberté. Et pouf, une semaine plus tard, Puglisi était accusé d’un double meurtre.

Pourquoi n’y a-t-il pas un drapeau rouge dans le dossier de ces individus, justement au nom du principe que la violence passée est un bon prédicteur de la violence à venir ? Pourquoi Fabio Puglisi n’a-t-il pas été interné pour évaluation dès son arrestation pour avoir agressé une inconnue en pleine rue, vu son passé violent ? Pourquoi ce laxisme excessif ?

Ce genre de scénario funeste se répète régulièrement au Québec et la coroner Kamel est en train d’en tracer les contours dans une enquête publique sur la mort d’une policière de la SQ.

Le scénario va comme suit : la CETM libère à l’aveuglette même quand un malade ne respecte pas des conditions de toute façon inapplicables par des travailleurs sociaux débordés, la police ignore totalement5 qu’un accusé de gestes violents a déjà été déclaré non criminellement responsable et, pouf, ledit malade violent et récidiviste finit par tuer son père, sa mère, son voisin ou de parfaites inconnues.

Et je ne m’attarde même pas à cet autre angle mort du système médico-judiciaire : le malade qui n’a jamais été déclaré non criminellement responsable, mais qui a des comportements inquiétants qui font l’objet d’une dénonciation de ses proches…

Que dit la police ?

La police dit : désolé, on ne peut rien faire, il n’a rien… fait.

Et le lendemain (ou le surlendemain), la police arrête pour meurtre celui dont on disait qu’il allait disjoncter.

Il a tué, à coups de couteau6, à coups de barre de fer7.

C’est un problème grave : le système médico-judiciaire qui décide de libérer des malades violents au nom du principe louable de non-responsabilité criminelle est aveugle, sourd et muet sur les récidivistes violents8. La main droite ne sait pas ce que fait la main gauche et même si elle le savait, vous savez, le malade a droit à la confidentialité de son dossier9

Au cœur de ce système, une CETM qui n’a pas de statistiques sur le nombre de ses « clients » libérés qui finissent par tuer autrui, plus tard. Comme toujours dans cette province, compiler des statistiques est une tâche trop compliquée pour nos institutions.

Il faut donc se résoudre à compiler des anecdotes à la mitaine. Voici les noms de quelques personnes abattues ou blessées par des malades violents qui n’auraient jamais dû se trouver hors d’un hôpital psychiatrique, ces dernières années au Québec : James Jardin, Chantal Cyr, Annie Baillargeon, Gérard Lalonde, Suzanne Desjardins, Huiping Ding, Chong Soon Yuen, André Lemieux, Mohamed Belhaj, Alex Lévis-Crevier, Jacques Côté, Maureen Breau…

Faites-moi signe si j’en oublie.

Je sais que c’est fou d’avoir à le dire, mais je le dis quand même : c’est formidable, le respect des droits des malades violents récidivistes ou des gens qui ont des comportements menaçants dictés par des amis imaginaires…

Mais le voisinage et l’entourage de ces gens-là ont aussi le droit de vivre sans crainte de se faire poignarder, tirer au fusil ou écraser par une auto par quelqu’un qui devrait être dans un hôpital psychiatrique.

1. Lisez l’article « Mort de la policière Maureen Breau : un psychiatre ayant déjà suivi Brouillard Lessard témoigne à l’enquête de la coroner » 2. Consultez l’article de Radio-Canada « Mort de Maureen Breau : est-ce qu’Isaac Brouillard Lessard représentait un danger ? » 3. Lisez l’article « Agression au couteau à Vaudreuil-Dorion : le suspect accusé de meurtre au deuxième degré » 4. Consultez l’article de TVA Nouvelles « Double meurtre à Vaudreuil-Dorion : le suspect accusé pour une agression sur une pure inconnue il y a moins d’une semaine » 5. Consultez l’article du Devoir « Communication “inexistante” entre les hôpitaux et la police sur des cas en santé mentale » 6. Consultez l’article de L’Express « Jean-Luc, c’était une bombe à retardement » 7. Lisez l’article « Homicide à Québec : les parents de Kim Lebel dénoncent un système “broche à foin” » 8. Lisez la chronique « L’hôpital psychiatrique à ciel ouvert (2) » 9. Lisez la chronique « L’hôpital psychiatrique à ciel ouvert »