Samedi et dimanche, Patrick Lagacé présente deux histoires de fin de vie. Aujourd’hui, une belle fin de vie. Demain, une fin de vie moins belle. Lundi, entrevue avec la ministre Sonia Bélanger, responsable de la mise à jour de la Loi sur l’aide médicale à mourir.

Quand je suis arrivé, John finissait son petit-déjeuner au lit, comme un aristocrate anglais à la bonne humeur contagieuse.

Il est anglais, d’ailleurs. Aristocrate ? J’en doute.

Sa chemise était déboutonnée, il était en sous-vêtements.

Son lit : un lit d’hôpital installé entre la cuisine et le salon.

L’appartement situé au sommet d’une tour de logements était baigné de soleil, en ce vendredi matin récent et froid.

John riait toutes les deux phrases, faisait rire tout le monde, surtout Colette, sa blonde.

Bref, je l’ai aimé immédiatement.

Et le sujet du cancer s’est imposé immédiatement : les métastases, la faiblesse de ses jambes, les chutes de pression et ce nouveau médicament, l’enfortumab vedotin, « réputé efficace pour le cancer » qu’il avait…

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Atteint d’un cancer, John bénéficie des services de l’OBNL Nova soins à domicile.

John a boutonné sa chemise en faisant un effort pour se lever. Il faut quand même rester actif, m’a-t-il expliqué, ne serait-ce que pour lutter contre l’atrophie des muscles.

« Tous les jours, j’essaie de marcher. Oh, je m’excuse, je n’ai pas de pantalon ! Mais je ne vais pas vous révéler mes bijoux de famille ! »

Il a dit « bijoux de famille » avec emphase, espiègle, avec son accent british.

J’ai ri. Je ne pensais pas rire, ce matin-là, pour tout vous dire…

« J’aime votre humour, John…

– Il le faut ! »

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John et Magalie Chartrand, préposée aux bénéficiaires de Nova soins à domicile

Magalie s’est approchée pour aider John à faire quelques pas. Magalie Chartrand, c’est la préposée aux bénéficiaires de l’OBNL Nova soins à domicile. John m’explique qu’il avait droit à six heures de soins par semaine dans son appartement jusqu’à tout récemment. Ça vient de passer à 12, que Magalie partage avec une autre préposée, Valérie Martineau.

L’idée de ces soins à domicile, se réjouit John, c’est aussi de donner du répit à Colette.

« Elle prend beaucoup de charges, depuis que je suis malade, depuis deux ans. Vient un moment où ça peut être stressant pour Colette. Avoir des périodes à elle, où elle peut partir, c’est bien… »

John m’explique en me montrant sa tablée de médicaments que Magalie lui donne avec l’aide des infirmières de Nova, entre autres soins. Elle l’aide avec le bain. Elle l’aide à bouger, car John tente de sortir marcher le plus souvent possible. Il s’appuie alors sur Magalie. Il se confie à elle, aussi :

« Je peux lui parler de mes bobos sans me sentir… »

John cherche ses mots, et c’est Colette qui lui souffle le bon :

« Plaignard, John.

– Oui, plaignard, c’est ça ! Enfin, ça fait du bien de parler avec Magalie. »

Magalie intervient : « C’est bien quand les patients peuvent se confier à quelqu’un qui n’est pas de la famille. Des fois, ça évite d’inquiéter la famille. »

Quand John regarde le rapport de l’oncologue, il y a ces mots : « Patient en phase terminale. » Mais John ne se sent pas en phase terminale. Diminué, oui. Malade, bien sûr…

« Mais je choisis de voir la vie comme une activité terminale », rigole John.

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John se sait chanceux de pouvoir rester à domicile avec sa blonde Colette.

Un ange passe, puis il ajoute : « Je n’ai pas de douleurs, ça me permet de regarder la mort avec tranquillité. »

John m’a parlé de sa vie. Né au Maroc, d’un père diplomate britannique. Jeune, il a habité en Espagne. Il parle espagnol, un peu catalan, arabe. Le français lui vient du lycée français, de vacances en France dans sa jeunesse et d’une épouse française avec qui il a habité au Mexique, avant de déménager à Toronto.

L’amour de sa vie, c’est Colette, qu’il a rencontrée à Montréal au début du millénaire. Lui, John, le British globe-trotter ; Colette, la fille du Lac : « Ça fait un beau mélange », rigole-t-il, encore.

Ils se sont connus grâce à l’autre amour de sa vie, la musique (la blonde d’un ami violoncelliste sentait que John et Colette s’entendraient bien… elle avait raison).

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John gratte doucement les cordes de sa guitare flamenca : « Je ne peux plus en jouer, j’ai perdu ma dextérité. »

« Venir habiter à Montréal, lance John, c’est une des meilleures décisions de ma vie. Venez, je veux vous montrer quelque chose… »

Il m’entraîne vers une pièce à l’écart et me montre sa guitare de flamenco, achetée en 1960 à Madrid, encore magnifique. Il la prend dans ses mains : « Je ne peux plus en jouer, j’ai perdu ma dextérité. »

Un mot sur Nova soins à domicile. C’est un de ces nombreux OBNL qui appuient « le réseau » avec des moyens limités. D’ailleurs, ce sont toujours les CLSC qui dirigent les familles vers les soins (presque tous) gratuits de Nova, qui couvre trois CIUSSS de l’ouest de Montréal.

L’an dernier, 500 personnes ont reçu des soins à domicile grâce aux cinq infirmières et à la dizaine de préposées de Nova. Soins palliatifs, mais pas que. Nova offre aussi du répit pour les proches aidants de personnes malades. L’idée, bien sûr, c’est de soigner les gens là où ils sont le plus à l’aise, à la maison, m’indique Anne-Sophie Schlader, directrice générale.

La Dre Geneviève Dechêne, fondatrice du programme de soins palliatifs du CLSC de Verdun – un modèle du genre – est membre du conseil d’administration de Nova depuis une dizaine d’années. C’est sur le terrain que Nova est apparu sur le radar de cette médecin qui se bat depuis des années pour que le Québec prenne le virage des soins à domicile : « Le CLSC lui-même ne peut pas fournir à la demande, dit-elle, c’est grâce à Nova que mes patients ne manquent jamais de soins. »

Résultat net, constate la Dre Dechêne : les soins à domicile prodigués par les soignantes de Nova évitent de nombreux – et coûteux – transports et séjours à l’hôpital.

Budget annuel de Nova soins à domicile : 1,6 million de dollars par année, qui proviennent surtout de dons privés, de grandes fondations. Financement public ? Minimal : Nova a reçu un premier chèque discrétionnaire du ministère de la Santé, cette année : 25 000 $, note Anne-Sophie Schlader.

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Magalie Chartrand aide John de bien des manières, notamment en l’écoutant.

En plus de soulager malades et proches aidants, Nova forme des infirmières partout au Québec grâce au Programme de mentorat en soins palliatifs à domicile, financé par Croix Bleue du Québec. « Il y a encore du chemin à faire en matière de soins palliatifs à domicile : c’est méconnu, donc ça peut être intimidant », dit Mme Schlader.

Ce programme a formé 350 infirmières en soins palliatifs, partout au Québec. Les cohortes des sessions hiver-printemps affichent d’ailleurs complet, signe que « les besoins sont là », selon la DG de Nova.

« Vous avez quel âge, John ? »

Désormais assis dans le sofa du salon, il me répond : « 79 ans », avant d’ajouter :

« Three score years and ten

– Pardon, John ?

– C’est dans la Bible, c’était la durée nominale de la vie humaine : 70 ans. Donc, moi, à 79 ans, c’est un cadeau du bon Dieu. »

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Colette et John parlent de la mort, ouvertement. Elle viendra, il le sait et Colette aussi. Quand ? Pas tout de suite. Tout est question de perspective, dit-il, sourire en coin.

Il mesure sa chance, lui, le-patient-en-phase-terminale.

Je suis chez moi, je suis avec Colette. Je parle à mes enfants, à mes petits-enfants sur l’internet. Je ne suis pas à l’hôpital, ou dans une résidence, avec des vieillards : j’ai encore 12 ans dans ma tête !

John

Deux semaines après notre rencontre, j’ai appelé John. J’avais un titre en tête, je le trouvais beau, mais je me suis demandé si John, lui, en lisant sa Presse, le trouverait beau…

« J’allais titrer “Une belle mort”, John. Ça vous irait ? »

Un ange est passé, encore.

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John voit la mort avec tranquillité.

« Mon sentiment, c’est que je n’ai pas peur de la mort. Mais ce titre donne l’idée que la mort, c’est quelque chose de négatif… »

J’ai réfléchi – vite, vite – puis j’ai eu ce flash :

« Vers une belle mort, John ?

– Attendez… »

En sourdine, j’ai entendu John demander à sa blonde ce qu’elle pensait du titre. J’ai entendu le « Oui » de Colette. John est revenu au bout du fil :

« Alors, allons-y avec “Vers une belle mort”. Il me semble que ça dit que la vie est un voyage vers la mort… »

Bon voyage, John.