Deux ans plus tard, Claude Calixte a installé les panneaux solaires sur le toit de sa petite école.

C’est un évènement minuscule. Mais ces jours-ci en Haïti, il faut beaucoup d’acharnement pour faire arriver même les plus petites choses.

J’ai parlé à Claude Calixte la première fois au printemps 2021. Il essayait de faire dédouaner les panneaux, arrivés du Québec par bateau à Port-au-Prince.

C’est un professeur de Val-Bélair, en banlieue de Québec, Jean-Philippe Payer, qui les lui avait fait parvenir. Payer avait vu Claude Calixte en entrevue avec Sophie Fouron, à Chacun son île, sur TV5.

Impossible de ne pas être impressionné par ce pédagogue. Il gagne sa vie comme professeur de philosophie à l’Université d’État d’Haïti. Mais il s’est donné comme mission de fonder une école dans sa ville, Croix-des-Bouquets, non loin de Port-au-Prince.

Une école qui a ceci d’original : l’enseignement se fait en créole.

Rien d’étonnant là-dedans, en apparence, puisque c’est la langue maternelle d’à peu près tout le monde au pays. Pourtant, l’école haïtienne est « française », même si à peine plus de 10 % de la population parle français. Les manuels sont en français. Les examens sont en français. Même si les enseignants « ne sont pas très bons en français » ou parfois ne le parlent pas eux-mêmes. « L’oralité est en créole, mais l’écrit est en français », dit Calixte.

Dans un texte publié récemment dans le New York Times, le linguiste du MIT Michel DeGraff décrit ce système, étrange legs colonial, qui contribue largement à la sous-scolarisation et à l’appauvrissement d’Haïti.

Lisez l’article du New York Times (en anglais)

Calixte, qui se décrit lui-même comme « un rescapé du système scolaire haïtien », a voulu faire son possible pour que l’école cesse de marcher sur la tête.

Arrivé à 6 ans en ne parlant pas le français, le petit Claude s’est retrouvé dans une classe où tous les livres étaient en français, une langue enseignée sans être comprise par ses propres instituteurs. Il a dû bûcher et redoubler pour finalement décrocher son diplôme – et, un jour, aller faire son doctorat en France.

Il faut dire que l’homme est lui-même une sorte de panneau solaire. Il génère manifestement beaucoup d’électricité du cœur et de la tête.

Ce système scolaire paradoxal crée une « déperdition scolaire massive », dit le pédagogue-philosophe.

La littérature haïtienne elle-même est presque entièrement en français, et bonne chance pour trouver Dany Laferrière en créole. La langue des lettrés, c’est le français.

« Il y a très peu de traductions en créole, et elles coûtent cher. J’ai en tête L’étranger, Le petit prince, Le prince de Machiavel… » Il fait sa part : il est en train de traduire le Discours de la méthode de Descartes.

En principe, la réforme Joseph Bernard a décrété en 1982 que l’enseignement se ferait en créole dans l’école haïtienne. En réalité, dit-il, elle n’est pas vraiment appliquée.

« L’élite ne veut pas d’un enseignement en créole, et je suis certain que s’il y avait un référendum en Haïti, les gens voudraient que leurs enfants étudient en français. Le français est vu comme l’outil de la réussite. »

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDE CALIXTE

À l’école fondée par Claude Calixte, l’enseignement se fait en créole.

Dans sa petite « akademi », tout se passe dans la langue du pays. Biologie, mathématiques, histoire sont enseignées en créole… et on apprend le français comme on apprend une langue étrangère. Avec, selon lui, de bien meilleurs résultats, tant pour les matières de base que pour le français. Car son but est aussi que les élèves apprennent le français. Mais par un bon chemin.

Quand il est entré en contact avec Claude Calixte, Jean-Philippe Payer venait de recevoir plusieurs distinctions, dont un Prix du Gouverneur général en histoire, pour son intégration des techniques multimédia à l’école. Il a développé la « classe musée » pour ses élèves de première secondaire à Val-Bélair. C’est une sorte de laboratoire où la technologie 3D et la « réalité augmentée » font pénétrer l’élève virtuellement dans les civilisations anciennes, dans les couloirs d’une pyramide ou sur les pavés d’un forum romain. Il a traduit ses fiches pédagogiques dans plusieurs langues et collaboré avec des écoles dans d’autres pays. Il a voulu en faire bénéficier l’Akademi éducation Liv ouvert de Claude Calixte. À l’époque, l’école accueillait à peine 40 élèves de six niveaux.

« On n’a même pas de radio, alors imaginez les ordinateurs, lui a expliqué Calixte.

 — On va faire une collecte de fonds et vous en envoyer.

 — On n’a pas d’électricité non plus… »

D’où le projet de panneaux solaires.

Payer est allé voir un distributeur, Écosolaris, qui lui a fait un prix d’ami, a emballé les panneaux et les a envoyés en Haïti, avec quelques ordinateurs et tablettes.

On était alors en avril 2021, et je m’apprêtais à écrire une toute petite histoire d’entraide à échelle humaine, de prof à prof. Ça semblait aussi simple que l’envoi d’un colis.

C’était trop simple, évidemment.

La suite est un condensé d’une vie sur un territoire où l’État de droit s’émiette jour après jour depuis deux ans – depuis bien plus longtemps, en fait.

D’abord, il a fallu attendre deux mois pour sortir la marchandise du port – ce qui suppose de payer toutes sortes de « taxes » plus ou moins officielles à toutes sortes de gens plus ou moins officiels.

Puis, Calixte a compris qu’il allait devoir changer de maison pour son école.

Entre-temps, le 7 juillet 2021, le président Jovenel Moïse avait été assassiné. Dans ce pays où déjà les kidnappings étaient fréquents, les gangs ont pris le contrôle des environs de Port-au-Prince.

Installer les panneaux et les laisser sans surveillance, c’était risquer de se les faire voler. Calixte a dû les cacher chez lui en attendant de trouver une solution – un gardien de nuit, peut-être ?

« S’il te plaît, n’écris rien pour l’instant », me disait-il.

Comme si ça ne suffisait pas, le mois suivant, un tremblement de terre a fait plus de 1000 morts dans la région où ses parents habitent.

Plus le temps passait, plus l’État haïtien révélait son impuissance, et plus les gangs prenaient le contrôle de Port-au-Prince. L’arrivée des marchandises était contrôlée. L’essence, confisquée.

Plus d’un an avait passé et Payer se demandait si ces panneaux seraient jamais installés. Il n’y croyait plus vraiment. Chaque nouvelle était plus mauvaise que la précédente.

Au mois de mai 2022, Calixte m’a écrit pour me dire qu’une guerre de gangs avait éclaté dans son quartier, à Croix-des-Bouquets. C’est là qu’on avait kidnappé 17 missionnaires, dont 15 Américains, quelques mois plus tôt.

« Je ne sors que pour m’acheter le nécessaire quand je peux le trouver, disait-il. Le mot “sécurité” n’a même pas de sens, nous sommes pris en otage. » Il savait que Payer était dubitatif. Il m’a envoyé des reçus, pour prouver sa bonne foi, montrer qu’il avait vraiment loué une autre maison pour loger l’école.

Nouveau message en août. Ça n’allait pas mieux. La rentrée scolaire serait sûrement repoussée.

Ces panneaux ne fourniraient jamais d’électricité, c’était de plus en plus évident. Et de l’électricité pour faire quoi, au fait ? On ne peut même pas ouvrir l’école.

Puis, un matin gris de novembre, je reçois dans mon téléphone une série de photos ensoleillées sans explication : des hommes installent les foutus panneaux sur un toit.

Oh, ça ne va pas tellement mieux dans le pays. On ne peut pas traverser la capitale d’est en ouest sans faire face à des points de contrôle de gangs armés. L’insécurité et l’extrême précarité sont telles que bien des parents n’envoient pas leurs enfants à l’école. Sur 80 inscriptions, l’Akademi accueille 40 enfants dans ses six classes en ce moment, dit Calixte. Mais au moins, la rentrée a finalement eu lieu, le 7 novembre. C’est peu, presque rien, mais c’est énorme en même temps. Faire l’école quand tout s’effondre, c’est croire encore en une sorte d’avenir meilleur, se dit Calixte.

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDE CALIXTE

Installation de panneaux solaires sur le toit de l’école

« On ne sait pas ce qui va se passer demain. L’impunité est totale. Dans mon quartier, ça va, mais tout le monde est sur ses gardes. Nous sommes à la merci des gangs. »

Faudrait-il une intervention internationale ? Claude Calixte est ambivalent. « Ça permettrait aux cargos d’arriver et aux grands boulevards d’être libérés. Le commerce pourrait se faire. Je sais par contre que ça n’aidera pas les gens les plus vulnérables. Ça n’empêchera pas les femmes d’être violées et les gens d’être torturés par les gangs. Mais moralement, je ne peux pas être contre, car je n’ai rien d’autre à proposer comme citoyen. »

L’école a commencé tard, elle fonctionne à moitié, mais elle existe. Avec un approvisionnement électrique stable, les enseignants peuvent utiliser l’équipement informatique.

« On peut mieux enseigner les langues en les faisant entendre. Les professeurs de sciences naturelles peuvent utiliser des outils en ligne. Ces panneaux, ça me donne un sentiment de sécurité pour mon programme, c’est une grande satisfaction pour moi », me dit-il au téléphone.

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDE CALIXTE

Panneaux solaires installés sur le toit de l’école

Jean-Philippe Payer vient de prendre sa retraite de l’enseignement pour lancer son entreprise de services pédagogiques. Il a reçu un mot de Claude Calixte la semaine dernière. Il veut former ses profs à la « classe musée » en janvier.

« Nous sommes dans un pays où tout prend beaucoup de temps, il est important que nous commencions très tôt. »

Tout prend beaucoup de temps, même pour les plus petites choses. Mais parfois, elles finissent par arriver, comme une petite victoire improbable sur le chaos.