Le 9 décembre 2021 à 10 h 08, Maxime Canuel s’est fait poignarder.

Il accueillait alors ses élèves de première secondaire à la porte du local C119, avant son cours d’arts visuels, à l’école John F. Kennedy, dans le quartier Saint-Michel.

L’enseignant regardait vers sa gauche. Dans son angle mort, de sa droite, Maxime Canuel a senti un coup, à son épaule gauche. Il a pensé à un coup de poing.

Ça venait d’un élève, qu’il a tout de suite reconnu : « J’ai dit : “Hey, qu’est-ce que tu viens de faire là ? !” Lui, il avait le regard vide, sans émotion. »

Maxime Canuel a touché son épaule, sa main y a trouvé un liquide, un liquide chaud.

C’est là qu’il a tout compris : il ne venait pas de recevoir un coup de poing, il venait de recevoir un coup de couteau (deux, en fait).

Ce liquide, c’était bien sûr son sang.

Il s’est dirigé lentement vers le bureau de la direction, avisant en chemin un collègue éberlué d’appeler le 911, que X (l’élève étant mineur, son identité est protégée par la loi) venait de le poignarder : « Je marchais lentement. Je me disais : “Tu paniques, tu meurs…” »

Les ambulanciers sont arrivés. Ils ont pris Maxime Canuel en charge. Il se souvient encore du mouvement de recul de ses collègues quand les ambulanciers ont déchiré son chandail, révélant la plaie. Il se souvient d’être arrivé à l’hôpital du Sacré-Cœur, de son point de vue de gisant dans la civière, semblable, dit-il, « à celui du policier dans RoboCop, quand il arrive à l’urgence ».

Il se souvient d’un échange avec l’anesthésiste :

« Tu diras à ma blonde que je l’aime.

– Tu vas lui dire toi-même ! »

Je cite la dépêche de La Presse, plus tard ce jour-là : « Maxime Canuel, enseignant en arts visuels, a rapidement été transporté dans un centre hospitalier, mais heureusement, on ne craint pas pour sa vie… »

On ne craint pas pour sa vie…

La vérité, c’est que la vie de Maxime Canuel s’est jouée sur un tout petit millimètre, ce matin-là : la pointe du couteau a touché son cœur.

En entrevue, Maxime Canuel m’a montré un rapport médical décrivant la nature de sa blessure : Trauma pénétrant arme blanche. Il m’a expliqué se souvenir de la chirurgienne, sans se rappeler son nom complet. L’enseignant n’avait jamais eu le temps de la remercier, après l’opération à cœur ouvert qui, m’a-t-il dit, lui avait sauvé la vie.

Sur le rapport : Dre Ibrahim.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

La Dre Marina Ibrahim et Maxime Canuel

J’ai offert à Maxime de retrouver cette Dre Ibrahim et d’organiser une rencontre avec lui.

Il a accepté.

Après un courriel au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, j’ai retrouvé la Dre Marina Ibrahim, chirurgienne cardiaque œuvrant à l’hôpital du Sacré-Cœur et à l’Institut de cardiologie de Montréal.

Elle a accepté de rencontrer Maxime.

Une pause, ici, pour un peu de contexte.

L’élève de 16 ans qui a poignardé Maxime Canuel a plaidé coupable à une accusation de tentative de meurtre le 7 novembre dernier. Il a été condamné à une peine de deux ans de garde en centre jeunesse.

L’ado était un élève taciturne, solitaire, qui n’avait pas d’amis et qui ne répondait à peu près jamais aux enseignants. Maxime Canuel ne se souvient pas d’une mauvaise interaction avec lui. Interrogé par la police, l’ado aurait évoqué une remarque sarcastique à son égard lorsque Maxime Canuel a pris les présences, quelques jours auparavant. L’enseignant n’a aucun souvenir de cela.

Maxime Canuel adorait enseigner. Bédéiste, il dessine tout le temps, depuis toujours. Enseigner les arts visuels au secondaire, c’était naturel, pour lui.

Il n’est pas retourné enseigner depuis le 9 décembre 2021. Il est encore traumatisé par l’agression au couteau et ne se sent pas bien quand il est entouré d’adolescents.

*** 

Pince-sans-rire, la Dre Marina Ibrahim m’a regardé au début de la rencontre avec Maxime : « Il était beaucoup plus pâle, la dernière fois que je l’ai vu… »

La chirurgienne cardiaque a expliqué à Maxime ce qu’il avait raté, dans le feu de l’action, le 9 décembre 2021.

D’abord, non, elle n’estime pas lui avoir sauvé la vie. Elle a drainé le péricarde – l’enveloppe du cœur – qui était plein de sang, pour permettre au cœur de battre sans pression. Elle a fait une petite suture pour fermer la plaie, qui commençait à coaguler.

Ce sont plutôt ses collègues des urgences de Sacré-Coeur, a-t-elle expliqué, qui ont « sauvé » Maxime en le stabilisant rapidement.

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Extrait du rapport médical de Maxime Canuel notant une plaie sur le cœur, près de l’artère coronaire

Ensuite, oui, a expliqué la chirurgienne cardiaque, le couteau a bel et bien touché le cœur. Non, la Dre Ibrahim n’avait jamais vu ça, un « trauma au cœur » à l’arme blanche, pour une raison bien simple : « D’habitude, les gens qui sont poignardés au cœur meurent avant d’arriver à moi. »

La Dre Ibrahim a alors expliqué la géographie du cœur, si je puis dire. Ici, l’endroit où la pointe de la pointe du couteau a touché le cœur de Maxime Canuel : une toute petite entaille. Et là, à un millimètre à gauche de ladite entaille, l’artère coronaire gauche… 

Si le même couteau avait produit la même minuscule entaille sur l’artère coronaire gauche, la Dre Marina Ibrahim n’aurait jamais croisé Maxime Canuel : « Il serait mort avant d’arriver à l’hôpital. Il a été chanceux. »

Maxime Canuel a pris une seconde avant de me regarder : « Je savais que c’était passé proche, mais de l’entendre de la médecin qui m’a opéré, c’est encore plus… réel. »

Quand je l’ai interviewé à La Presse, Maxime Canuel m’a expliqué le sentiment d’urgence qui l’anime depuis qu’il est passé à un millimètre de mourir. Comment il déteste perdre du temps, son temps : « J’essaie de profiter de chaque minute, d’être dans le moment. Je m’éloigne des gens qui me font perdre du temps. C’est comme une urgence, y a rarement un moment où je ne fais rien. »

Maxime dessine encore et toujours, il dessine encore plus de BD, comme s’il cherchait à exorciser son traumatisme. Il a créé une série, Bigg Baby (Bébé Lala, en français). Il peut dessiner toute la journée, parfois.

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Même s’il n’est pas retourné enseigner, Maxime Canuel n’a pas déposé le crayon.

Je lui ai demandé s’il avait mis en dessins ce qui lui était arrivé, le 9 décembre 2021.

« Pas encore, mais j’ai déjà le titre.

— C’est quoi ?

Tu paniques, tu meurs. »

La rencontre entre Maxime Canuel et sa chirurgienne cardiaque tirait à sa fin. J’ai demandé à la Dre Marina Ibrahim pourquoi le cœur, pourquoi avoir choisi d’en faire sa pratique. Elle a eu un sourire amusé, m’a expliqué qu’elle avait toujours voulu être chirurgienne, que le cœur est un organe « intéressant », qu’elle a un « intérêt particulier » pour l’aorte… 

J’ai insisté :

« Oui, Docteure, mais pourquoi le cœur ?

— C’est l’organe critique, n’est-ce pas… Sans le cœur, on ne peut pas vivre. »

Entre notre entrevue et la rencontre avec la Dre Ibrahim, Maxime avait commencé à dessiner la saga de son agression. Il a montré des dessins à sa chirurgienne. Lui, dans le couloir. L’élève, dans le couloir, qui le guette. Des images de caméras de surveillance, quand l’élève fuit.

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« J’essaie de profiter de chaque minute, d’être dans le moment. Je m’éloigne des gens qui me font perdre du temps », raconte Maxime Canuel, un an après être passé près de mourir.

Maxime a mentionné qu’il attendait que la police lui remette les souliers qu’il portait, le 9 décembre 2021. Ainsi que son chandail (découpé par les ambulanciers), et ses jeans.

« La police a saisi tout ça, en preuve, a dit Maxime.

— Pourquoi c’est important pour toi de récupérer ça ?

— Je sais pas, a-t-il répondu à la chirurgienne, en anglais, c’est comme un memento. »

Memento, du verbe latin meminisse, à l’impératif : tu te souviendras. Memento mori signifie : Souviens-toi que tu vas mourir.

La Dre Ibrahim : « J’espère que ça vous aide. »

Maxime Canuel : « Ça m’aide. »

La Dre Ibrahim : « Votre cœur est guéri. Le trauma, c’est plus long. »