Des inséparables. C’est ce que sont devenues Meri Grigoryan, Hasmik Gabrielyan et Anna Bodaveli depuis qu’elles vivent au Québec. Mais contrairement aux oiseaux du même nom, elles sont trois. Trois femmes.

Dans leur pays d’origine, l’Arménie pour les deux premières et la Géorgie pour la troisième, elles étaient des connaissances. Meri et Hasmik ont étudié ensemble à Erevan. Le mari d’Anna était un ami de celui d’Hasmik.

Transplantées sur le sol lavallois chacune leur tour au cours de la dernière décennie, elles sont devenues bien plus que des amies. Elles sont les trois sœurs d’une famille choisie. « On fait absolument tout ensemble. On a trouvé du boulot ensemble, d’abord dans un centre de distribution, puis dans une garderie. Et nos trois familles sont toujours ensemble, autour d’un bon repas qu’on cuisine à trois », m’explique Hasmik pendant qu’elle prépare la pâte pour façonner d’immenses raviolis géorgiens, les khinkali.

Nous sommes dans un petit appartement de Laval. Un rez-de-chaussée éclairé aux néons qui ne paient pas de mine. Mais je ne suis pas venue parler d’éclairage avec les trois amies, mais bien de leur nouveau commerce : Tiflis Georgian Cuisine, un service de traiteur consacré à la gastronomie de Géorgie qu’elles ont mis sur pied, vous vous en doutez, ensemble.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Les cuisinières confectionnent leurs plats dans un petit appartement de Laval.

C’est sur Facebook que j’ai appris l’existence de Tiflis, par l’entremise d’une photo. On y voyait un plat de satsivi, du poulet dans une sauce aux noix, un magnifique khachapuri, un pain plat farci au fromage, ainsi que des baklajani, des aubergines farcies.

  • Les khinkali, d’immenses raviolis géorgiens, figurent au menu de Tiflis.

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    Les khinkali, d’immenses raviolis géorgiens, figurent au menu de Tiflis.

  • On y retrouve également de nombreuses autres spécialités, dont le khachapuri, un pain plat farci au fromage.

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    On y retrouve également de nombreuses autres spécialités, dont le khachapuri, un pain plat farci au fromage.

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« La vraie cuisine géorgienne à Montréal. Enfin ! On l’a ! », pouvait-on lire en dessous de la photo sous la plume de la romancière Elena Botchorichvilli, Géorgienne de naissance et Montréalaise d’adoption.

J’ai littéralement applaudi.

Mon obsession pour la cuisine géorgienne dure depuis 26 ans. Depuis que j’ai mis ma fourchette dans le pkhali (une entrée d’épinards aux noix et à la grenade) d’un restaurant géorgien de Moscou que j’avais cherché sous la pluie battante pendant une heure.

Dans le paysage culinaire gris-brun-patate du Moscou des années 1990, les restaurants géorgiens étaient des oasis de verdure, d’épices, de fromage frais et de viandes grillées. Des îlots de chaleur humaine.

À l’époque, je vivais avec moins de 100 $ par semaine, mais j’en gardais toujours une partie pour une petite tablée géorgienne avec des amis aussi fauchés que moi. Pour 10 $ ou environ 60 roubles à l’époque, je mangeais comme une reine postcommuniste et je buvais du Khvanchkara, le vin rouge que Staline a servi à Churchill et à Roosevelt pendant le sommet de Yalta.

Mon intérêt a été décuplé après ma rencontre avec le géographe québécois Henri Dorion. Ce grand voyageur et conteur hors pair avait visité la Géorgie à répétition sur plusieurs décennies et expliquait avec brio les us et coutumes de ce pays montagnard du Caucase. L’art du toast et de l’hospitalité élevé au rang de sport national.

J’ai pu expérimenter ce légendaire accueil lorsqu’en 1998, j’ai enfin pu me rendre dans le pays de 3,7 millions d’âmes, après un long détour par l’Ukraine et la Turquie. Voyant deux jeunes Occidentales dans la vingtaine arriver à la frontière de leur pays à minuit, les douaniers géorgiens avaient organisé une fête à l’improviste en notre honneur. Deux commerçants, rencontrés dans l’autobus, nous ont offert le gîte à Tbilissi, la capitale. Des amis d’amis ont pris des journées de congé pour nous faire voir le pays.

Le scénario a été passablement le même lorsque j’ai séjourné dans le pays à nouveau en 2002 et en 2011. Des artistes, un politicien, un médecin et deux arrière-petits-fils de Staline sont devenus nos guides et nos hôtes. Et au cœur de cette effusion humaine, il y avait cette cuisine d’exception, extrêmement rare à l’extérieur de l’ex-URSS.

Depuis un quart de siècle donc, je suis constamment à la recherche d’une bouchée de ces savants mélanges de noix, de poudre de calendula et de fenugrec dont les Géorgiens ont le secret, des bouchées qui ont le superpouvoir de faire remonter à la surface des pans entiers de ma vie. Que je sois à Moscou, à Tbilissi ou à Laval.

C’est Anna qui a eu l’idée de lancer un service de traiteur, mais Meri et Hasmik ont vite emboîté le pas. Après tout, elles passaient déjà des journées entières à cuisiner ces spécialités du Caucase en trio, pourquoi ne pas en faire un gagne-pain ?

Elles ont trouvé ce petit local dans un édifice résidentiel de Laval, ont obtenu une certification du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) et ont mis un menu sur Facebook. Le père d’Hasmik, qui vient six mois par année du Caucase, a apporté les précieuses épices dont elles avaient besoin.

C’est le bouche-à-oreille qui a fait le reste. « C’est surtout des gens originaires de l’ex-URSS – de la Russie, du Caucase – qui nous contactent pour le moment », explique Hasmik, tout en m’apprenant à façonner des khinkali aux champignons.

Elles ne veulent pas en rester là. Après les Fêtes, qu’elles comptaient passer ensemble dans un grand chalet, elles chercheront un local montréalais pour ouvrir un restaurant. Pour faire découvrir à la société québécoise cette gastronomie pour laquelle j’ai longtemps dû voyager.

C’est à elles trois que je pense chaque fois que le premier ministre François Legault répète qu’il souhaite accueillir une immigration qualifiée 100 % francophone. Dans une telle éventualité, une Meri, une Hasmik et une Anna – qui ont appris le français après leur immigration – ne pourraient pas venir s’installer au Québec avec maris, enfants, bagage culturel et envie d’entreprendre. Le monde des possibles, qui est l’un des principaux attraits du Grand Montréal, n’en serait que rétréci.

À notre recette du bonheur collectif, il manquerait un ingrédient rare.