Enfants, nous rendions souvent visite à une vieille tante. En fait, Jeanne n’était pas vraiment ma tante. C’était plutôt la marraine de mon père. Son mari était mort jeune. Depuis, elle vivait seule, entourée de ses souvenirs. Sa cuisine n’avait pas été redécorée depuis les années 1950. Son salon, depuis encore plus longtemps.

Vers la fin de sa vie, lorsqu’elle a quitté son logement pour une résidence pour aînés, elle nous a donné quelques biens. Des robes. Des bibelots. Des pièces de vaisselle, qu’elle peignait elle-même. Un magnifique atlas illustré recouvert d’une couverture de cuir, qu’elle avait reçu en 1915 pour son excellence scolaire. Je soupçonne que c’est de là que venait sa passion pour les voyages. Et, enfin, un vieux globe terrestre usé.

Non, pas usé.

Magané.

Le papier au-dessus du Surinam est arraché. La mer des Sargasses est effacée. Les pays bordant le golfe de Guinée sont recouverts d’une substance collante non identifiée. Comme j’aimais la géographie, le globe s’est retrouvé dans ma chambre. Je l’ai ensuite trimballé avec moi, de déménagement en déménagement. Au début, il était bien en vue, dans l’entrée de l’appartement. Puis il est allé faire un tour au-dessus de la bibliothèque, dans le bureau, avant de finir sur la commode de notre aîné, enseveli sous deux piles de vêtements.

Ce n’est que récemment, en discutant de géographie avec les enfants, que j’ai recommencé à m’y intéresser. Plusieurs pays et territoires m’ont intrigué. Le Tannou-Touva. Le Mandchoukouo. Le Chosen. Le Sarawak. L’Hadramaout. Le Tanganyika. Tous des noms qui m’étaient inconnus.

S’agissait-il de vrais pays ? De protectorats ? D’États fantoches sous la domination d’une autre nation ? Ces États étaient-ils reconnus par la communauté internationale ? Si oui, à quelle époque ? J’ai cherché une date. Au pôle Nord, au pôle Sud, dans l’Atlantique, dans le Pacifique, sous le socle. Rien. Tout ce que j’ai trouvé, c’est le nom du fabricant, Replogle Globes, de Chicago.

Ce qui m’a donné une idée.

Et si nous tentions, ensemble, de découvrir l’année de fabrication du globe ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

L'est du Canada

Indice #1 : Le Canada

Commençons par le territoire que nous connaissons le mieux. Le nôtre. On retrouve quatre lieux québécois : Montréal, Québec, Anticosti et Fort George.

Fort George ? C’était un village situé dans une petite île à l’embouchure de la Grande Rivière, dans la Baie-James. Sa population a été relocalisée, au début des années 1980, après la construction de centrales hydroélectriques. Peu d’indices ici pour notre quête. Par contre, un peu plus à l’est, il y a deux lettres intéressantes sous Terre-Neuve. BR. Pourquoi ? Parce que jusqu’en 1949, Terre-Neuve était un territoire britannique, et non une province canadienne.

Date de fabrication du globe : avant 1949

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le Tanganyika, devenu la Tanzanie, fut d’abord colonisé par les Portugais et les Allemands, avant de passer sous contrôle britannique de 1920 à 1961.

Indice #2 : Le Tanganyika

Nous sommes en pleine période coloniale. Les cartographes le soulignent, en assignant une même couleur à une métropole et ses colonies. L’Indochine, la Tunisie et l’Algérie sont vertes, comme la France. Le Congo belge est orangé, comme la Belgique. Et il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup de territoires rosés, associés au Royaume-Uni. L’Inde. La Birmanie. Le Nigeria. Mais aussi des contrées aux noms exotiques, comme le Sarawak (aujourd’hui une région de la Malaisie), l’Hadramaout (Yémen), le Balouchistan (Pakistan) et le Tanganyika.

Le Tanganyika, devenu la Tanzanie, fut d’abord colonisé par les Portugais et les Allemands, avant de passer sous contrôle britannique de 1920 à 1961. Il est donc impossible que tante Jeanne ait reçu ce globe en même temps que son atlas illustré, à la petite école, en 1915.

Date de fabrication du globe : entre 1920 et 1949

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

L’État d’Israël, créé en 1948, n’apparaît pas sur le globe.

Indice #3 : Israël

L’État d’Israël a été créé en 1948. Or, il n’apparaît pas sur le globe. Son territoire est plutôt partagé entre la Palestine et l’émirat de Transjordanie, un protectorat britannique ayant existé entre 1921 et 1946. Voilà qui réduit le champ de recherche à une période de 25 ans.

Date de fabrication du globe : entre 1921 et 1946

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Les îles Mariannes et Marshall sont identifiées comme des propriétés japonaises. Or, elles furent conquises par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1944.

Indice #4 : Les îles du Pacifique

Déplaçons-nous à l’autre bout du monde. Dans le Pacifique. Les Philippines ne sont pas encore indépendantes – ça arrivera en 1946. Pour le moment, elles sont sous le contrôle des États-Unis. Les îles Mariannes et Marshall, elles, sont identifiées comme des propriétés japonaises. C’est un indice important, car elles furent conquises par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1944. Et si le globe avait été fabriqué PENDANT le conflit ?

Date de fabrication du globe : entre 1921 et 1944

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le Tannou-Touva était un petit État coincé dans les steppes entre la Mongolie et la Sibérie.

Indice #5 : L’Asie

L’Asie est étonnante. La Corée, sous occupation japonaise, porte le nom de Chosen. Le Tibet, lui, occupe un territoire immense. Notez aussi la présence de deux pays méconnus : le Tannou-Touva et le Mandchoukouo.

Le Tannou-Touva était un petit État coincé dans les steppes entre la Mongolie et la Sibérie. Il a proclamé son indépendance en 1921. C’était alors un des rares pays communistes dans le monde. Puis un moine s’est retrouvé à la tête de l’État, il a tenté d’instaurer une théocratie bouddhiste, et… ça n’a pas vraiment plu à Joseph Staline. La répression fut terrible. Le Tannou-Touva fut annexé à l’URSS en 1944.

Le Mandchoukouo a été créé dans le nord-est de la Chine, en 1932, par le Japon. En réalité, c’était un État fantoche. Il était reconnu par l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne franquiste, mais pas par les États-Unis ni par la Société des Nations. Il a disparu après la Seconde Guerre mondiale.

Date de fabrication du globe : entre 1932 et 1944

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

À l’est, le long de la mer Baltique, on retrouve trois pays indépendants : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie.

Indice #6 : Les pays baltes

Quelle région a subi les plus grands bouleversements pendant la décennie qui nous intéresse ? L’Europe. À l’est, le long de la mer Baltique, on retrouve trois pays indépendants : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. On peut déduire que le globe a donc été fabriqué avant leur occupation par les Soviétiques, en 1940, puis par les Allemands, en 1941. Tout juste au sud, la Pologne et la cité-État de Danzig (devenue Gdansk) existent toujours. Le globe précède ainsi leur invasion par l’Allemagne nazie, le 1er septembre 1939.

Date de fabrication du globe : entre 1932 et août 1939

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Sur le globe, on retrouve deux grandes villes généralement associées à l’Autriche et à la Tchécoslovaquie : Vienne et Prague.

Indice #7 : Vienne, Prague et la Slovaquie

Zoomons encore plus sur l’Allemagne. Qu’y retrouve-t-on ? Les principales villes du pays, bien sûr, comme Berlin, Hambourg et Cologne. Mais aussi deux grandes villes généralement associées à l’Autriche et à la Tchécoslovaquie : Vienne et Prague. Vienne est devenue allemande lorsque les troupes de la Wehrmacht ont envahi l’Autriche sans résistance, en mars 1938. Prague, elle, fut conquise en mars 1939. La Tchécoslovaquie explose. Le 14 mars 1939, la Slovaquie devient officiellement un pays indépendant, et s’allie avec l’Allemagne.

Date de fabrication du globe : entre le 14 mars et le 30 août 1939

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le territoire en jaune, situé entre la Yougoslavie et la Grèce, est l’Albanie, conquise par Benito Mussolini dans une campagne éclair, du 7 au 12 avril 1939.

Indice #8 : L’Albanie et la république de Hatay

Nous avons donc restreint notre champ de recherche à une période de 169 jours. Super, non ? Tut tut tut. Où allez-vous comme ça ? À l’article suivant ? Vous me faites penser aux enfants, à l’heure de la vaisselle.

C’est presque fini, mais il reste encore deux plats. Ceux des desserts.

Prenez votre loupe, parce que les deux derniers territoires sont vraiment tout petits.

Le premier, en jaune, est situé entre la Yougoslavie et la Grèce. C’est l’Albanie. On y retrouve une seule ville, Tirana, et deux lettres, IT, pour Italie. C’est que l’armée de Benito Mussolini a conquis l’Albanie dans une campagne éclair, du 7 au 12 avril 1939. Le changement a été fait à la hâte, car le nouveau protectorat italien n’est pas de la même couleur que sa métropole, orangée.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Sur le globe, il manque un pays dans le nord-ouest de la Syrie : la république de Hatay. Créée en septembre 1938, elle a été démantelée le 29 juin 1939, pour se joindre à la Turquie voisine.

Le deuxième est encore plus subtil. Il est situé dans le nord-ouest de la Syrie, près d’Alep. En fait, sur le globe, il n’y a rien de spécial. C’est une zone violette, comme tout le reste de la Syrie. Sauf qu’il manque un pays : la république de Hatay. Créée en septembre 1938, elle a été démantelée le 29 juin 1939, pour se joindre à la Turquie voisine.

Les cartographes ne l’ont ni nommée ni annexée. Pourquoi ? J’aime penser que sur l’heure de tombée, au milieu de l’été 1939, ils se sont dits : « Fudge le Hatay. Laisse ça comme c’était sur le globe de l’année dernière. On va arranger ça l’année prochaine. »

Quelques semaines plus tard, la guerre éclatait.

Et tout était à refaire.