Le Québec compte de nombreuses petites entreprises plus que centenaires, longtemps ou toujours détenues par la descendance du fondateur. Durant le temps des Fêtes, nous racontons trois de ces histoires de famille. Aujourd’hui : les camions d’incendie Thibault.

Schismes familiaux, faillites, rachats, relances : « Je pourrais t’en conter ! Les chicanes qu’il y a eu, la réalité qui s’est passée, ça pourrait faire une émission de télé, ça serait encore meilleur que n’importe quel roman ! », s’exclame Carl Thibault, président de Camions Carl Thibault. « Pour nous autres, ce n’était pas inventé, ç’a été vécu. Ce qui fait que moi, à 27 ans, j’ai commencé à me battre contre mes oncles. »

Reprenons cette histoire depuis le début.

Au Québec, la fabrication d’équipements de lutte contre les incendies est associée à la famille Thibault depuis 114 ans. La flamme familiale s’est transmise du patriarche Charles Thibault jusqu’à son arrière-petit-fils Carl, et maintenant à la fille de ce dernier, Maricarl.

Une transmission parsemée d’interruptions et de bifurcations.

Tout a commencé à Sorel.

Le flambeau

« Mon arrière-grand-père Charles Thibault était un forgeron qui avait un petit atelier au centre-ville de Sorel », raconte Carl Thibault.

Charles avait commencé à fabriquer des pompes à incendie manuelles en 1908, qu’il a bientôt installées sur des voitures hippomobiles de sa fabrication.

Un premier camion autopompe est assemblé en 1918 sur le châssis d’un Ford Modèle T, ce qui marque les débuts de la tradition motorisée de la dynastie.

Un de ses fils s’appelait Pierre, né en 1898.

Il a commencé sa carrière à la Sorel Light and Power tout en donnant un coup de main à son père, puis a décidé en 1928 d’ouvrir son propre atelier de fabrication de pompes sur remorques dans le garage-atelier de sa maison de Saint-Robert, sous la marque Richelieu.

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Un camion Thibault sous la marque Richelieu destiné à la Ville de Saint-Pierre, vers les années 1930

C’est sans doute un hasard homonymique si le premier camion autopompe de Pierre est vendu à la Ville de Saint-Pierre, en 1932.

En 1938, l’atelier de Pierre déménage à Pierreville, pas tant en raison de son nom que « parce que l’électricité passait dans le village », relate Carl Thibault.

« Je vous raconte ce que mes oncles, mon père et mon frère aîné nous contaient », précise-t-il.

Tout feu, tout flamme

« Une fois à Pierreville, ça a commencé à grandir. »

Sa famille aussi. Pierre et sa femme Julia Lavallée auront neuf garçons et une fille qui atteindront l’âge adulte.

La Seconde Guerre mondiale propulse l’entreprise, qui fournit des véhicules d’incendie aux bases militaires et aériennes partout au pays.

« Pierre a développé la fonderie, l’atelier d’usinage, la fabrication, décrit Carl. Tout ça venait de ses idées et de ses capacités à construire. »

Après la guerre, les camions Pierre Thibault – la marque qu’il a adoptée en 1939 – se retrouvent dans les postes de pompiers de la plupart des municipalités du Québec.

Pour élargir son marché hors Québec, Pierre Thibault négocie des ententes avec des distributeurs de l’Ontario et de l’ouest du pays.

« On était les numéros un au Canada, affirme Carl Thibault. Il y avait des camions Pierre Thibault dans tous les services d’incendie. »

  • Le premier atelier de Pierre Thibault à Saint-Robert, dans les années 1930.

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    Le premier atelier de Pierre Thibault à Saint-Robert, dans les années 1930.

  • L’usine des Camions Pierre Thibault à Pierreville en 1941

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    L’usine des Camions Pierre Thibault à Pierreville en 1941

  • Un camion Pierre Thibault pour la ville de L’Assomption, en 1950

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    Un camion Pierre Thibault pour la ville de L’Assomption, en 1950

  • L’atelier d’usinage en 1955

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    L’atelier d’usinage en 1955

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Au tournant des années 1960, Pierre Thibault détient probablement 85 % du marché canadien.

Ses neuf fils travaillent avec lui. « Ses fils avaient tous des talents exceptionnels, chacun un en particulier. Un était fort en mécanique, l’autre faisait des achats et pouvait négocier avec n’importe qui, l’autre était un vendeur exceptionnel, l’autre était dessinateur… »

Mais chacun avait aussi un franc-parler un peu abrupt, laisse-t-il entendre…

Le schisme

Le roi des camions d’incendie s’est éteint en 1961, entouré d’une famille en apparence unie. Mais le feu couvait sous la cendre…

« Peu de temps après, il y a eu une chicane entre les neuf frères, poursuit notre narrateur. Les quatre plus jeunes se sont mis en conflit avec les cinq plus vieux. Malheureusement, la sœur et la maman ont penché du côté des plus jeunes, et ont carrément mis à la porte les cinq plus vieux. »

Les cinq aînés, dont le père de Carl, fondent en 1968 leur propre entreprise. Bien qu’ils installent leur usine à Saint-François-du-Lac, sur la rive opposée de la rivière Saint-François, ils nomment l’entreprise Camions incendie Pierreville, pour profiter de la notoriété de la municipalité voisine, dont le nom est désormais associé à la lutte contre les sinistres.

René, le père de Carl, en prend la direction. La moitié de la fratrie entre en compétition avec l’autre.

Je suis né en 1954, j’avais 7 ou 8 ans, je me souviens encore de tous ces évènements. Ce n’était pas drôle à la maison.

Carl Thibault, président de Camions Carl Thibault

Les coups de théâtre ne font que commencer.

En 1970, les quatre jeunes frères vendent Camions Pierre Thibault à un homme d’affaires montréalais. Privée de l’expertise de la famille, Camions Pierre Thibault fait faillite deux ans plus tard.

D’autres intérêts font rapidement renaître l’entreprise sous le nom Camions Pierre Thibault 1972. Ne laissant que sept ans d’existence à sa raison sociale, Pierre Thibault 1972 ferme à son tour en 1979.

Entre-temps, chez Camions incendie Pierreville, un nouveau conflit familial met une fois de plus le feu aux poudres. René quitte l’entreprise, récupère Pierre Thibault 1972 en faillite et (re)fonde sur ses cendres Camions Pierre Thibault en 1980.

Deux des fils de René, dont Carl, qui avait récemment terminé ses études en génie, travaillaient alors avec leurs oncles chez Camions incendie Pierreville.

« Ça n’avait plus de sens, constate Carl. Mon père avait encore ses actions dans Camions incendie Pierreville. Il avait acheté l’autre entreprise et il me disait de rester chez Pierreville. »

Carl traverse néanmoins la rivière, mais René meurt peu de temps après son arrivée, à l’âge de 62 ans.

« J’avais 27 ans, expose Carl. C’est moi qui ai été choisi comme PDG de l’entreprise. J’étais le plus jeune de la famille, mais c’est moi qui étais peut-être le plus impliqué. »

PHOTO OLI CROTEAU, LE NOUVELLISTE

Carl Thibault, président de Camions Carl Thibault, dans son usine de Pierreville

Et nous retrouvons ici le fil de notre introduction : « J’ai commencé à me battre contre mes oncles. »

Dans le coin gauche : Camions incendie Pierreville. Dans le coin droit : Camions Pierre Thibault. La lutte amoche les deux entreprises. Camions incendie Pierreville fait faillite au milieu des années 1980.

Carl veut racheter les actifs de son feu concurrent avant qu’un investisseur mieux nanti ne ressuscite l’entreprise.

« J’avais quelques semaines pour me préparer pour l’encan, et il n’y a pas une banque qui pouvait bouger assez vite pour me donner les fonds dont j’avais besoin. »

À la suggestion du président du syndicat de son entreprise, affilié à la FTQ, Carl contacte le tout récent Fonds de solidarité.

« Ils sont devenus actionnaires, et ils nous ont donné les liquidités nécessaires pour acheter les actifs de Camions d’incendie Pierreville. »

Les Camions Pierre Thibault possèdent dès lors des installations sur les deux rives de la rivière Saint-François et emploient près de 300 personnes.

« On avait les carnets de commandes de deux usines, on vendait aux États-Unis, on vendait à l’armée américaine, à la US Air Force : on était partis en grande. »

En trop grande, peut-être. L’entreprise se trouve bientôt à court de liquidités. Le Fonds accepte de renflouer le fonds de roulement, à condition d’introduire deux de ses hommes dans la haute direction. Le Fonds devient dès lors l’actionnaire largement majoritaire.

« L’histoire n’est pas finie, tu vas voir que ça continue ! », assène Carl.

Le phénix renaît de ses cendres

Il semble que des erreurs de gestion aient alors été commises. « J’ai décelé ça et j’ai avisé le Fonds, relate Carl. Ils m’ont dit : “On sait ce qu’on fait, continue à vendre des trucks.” J’ai continué à vendre des trucks. »

L’entreprise, qui avait alors près de 50 millions inscrits au carnet de commandes, s’est encore une fois enfoncée dans les problèmes de liquidités.

« La banque a tiré sur la plogue. Le Fonds a été pris par surprise et la compagnie a été carrément en faillite. »

Les Camions Pierre Thibault ferment à leur tour leurs portières en 1990.

« Je venais de tout perdre ! », prononce Carl.

PHOTO OLI CROTEAU, LE NOUVELLISTE

Camions en cours de fabrication dans l’usine de Pierreville

Mais il n’avait pas perdu la flamme.

« Tout de suite, j’ai dit : je repars en affaires. »

Son plan : racheter au rabais une partie de l’équipement de production mis à l’encan et récupérer les travaux en cours retenus en caution.

Il réussit à convaincre un banquier de Sorel de le soutenir et il acquiert une petite bâtisse à Notre-Dame-de-Pierreville. Lors de l’encan, il bat de finesse les repreneurs de la société défunte : « J’ai racheté tout ce dont j’avais besoin en termes d’équipements et de gabarits, parce que moi, je connaissais ça. »

Il tente d’apposer le nom Thibault sur ses camions, mais une mise en demeure lui apprend vite que la marque de commerce avait été cédée à une entreprise américaine. « J’avais le droit d’utiliser mon nom, Carl Thibault, mais pas juste Thibault. C’est pour ça que ça s’est appelé Camions Carl Thibault. »

Encore un compétiteur voisin

Appuyé par le Fonds de solidarité, un groupe d’anciens dirigeants de Bombardier relance en 1992 la construction de camions d’incendie dans l’usine de Saint-François-du-Lac sous le nom Nova-Quintech.

« Encore une fois, on a commencé à se compétitionner », reprend Carl.

En 1997, Nova-Quintech, qui s’est intéressée entre-temps aux autobus urbains, délaisse définitivement la construction d’équipements d’incendie et abandonne l’usine de Pierreville.

  • Un récent camion Carl Thibault, fabriqué à Pierreville dans l’usine fondée à la fin des années 1930 par Pierre Thibault

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    Un récent camion Carl Thibault, fabriqué à Pierreville dans l’usine fondée à la fin des années 1930 par Pierre Thibault

  • Un camion Carl Thibault livré à la Ville d’Ottawa

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    Un camion Carl Thibault livré à la Ville d’Ottawa

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Et c’est ainsi que la boucle est bouclée : Carl Thibault la rachète pour y transférer sa production au début des années 2000. « Dans la bâtisse originale de mon grand-père ! », souligne-t-il.

Camions Carl Thibault y emploie maintenant une quarantaine de personnes et construit de 35 à 40 véhicules par année.

« Je suis en train de livrer huit échelles à la Ville de Longueuil, j’ai livré deux camions à Ottawa, qui doit avoir une cinquantaine de camions de chez nous en service. À Halifax, on en a peut-être 50 ou 60 », décrit son président.

Une des deux filles de Carl, Maricarl Thibault, s’est jointe à son père en 2004 – la cinquième génération de l’épopée familiale.

« Elle va devenir présidente bientôt », annonce Carl, maintenant âgé de 68 ans. « J’ai commencé le processus de transfert. »

Elle atteindra sous peu le sommet de l’échelle.

L’entreprise : les camions d’incendie Thibault

Spécialité : construction de fourgons d’incendie, d’autopompes et de camions-échelles

Origine : 1908

Âge : 114 ans

Quelques jalons

  • 1908 Le forgeron Charles Thibault entreprend la fabrication de pompes à incendie manuelles dans son petit atelier de Sorel.
  • 1928 Le fils de Charles, Pierre, entreprend la fabrication de pompes à incendie sur remorques à Saint-Robert.
  • 1938 Pierre déménage son entreprise à Pierreville, où son père Charles le rejoint.
  • 1961 Mort de Pierre Thibault. Ses neuf fils travaillent chez Camions Pierre Thibault.
  • 1968 Les cinq fils aînés quittent Camions Pierre Thibault et fondent Camions incendie Pierreville.
  • 1972 Faillite de Camions Pierre Thibault. De nouveaux intérêts fondent Pierre Thibault 1972.
  • 1980 Un des neufs fils de Pierre, René Thibault, quitte Camions incendie Pierreville et rachète Pierre Thibault 1972 en faillite pour fonder Camions Pierre Thibault.
  • 1982 Mort de René Thibault. Son fils Carl prend la direction de Camions Pierre Thibault.
  • 1985 Les actifs de Camions incendie Pierreville, en faillite, sont repris par Camions Pierre Thibault avec le soutien du Fonds de solidarité FTQ.
  • 1990 Faillite de Camions Pierre Thibault
  • 1990 Carl Thibault fonde Camions Carl Thibault.
  • 2004 La fille de Carl, Maricarl Thibault, rejoint son père chez Camions Carl Thibault.