À cause d’une série animée japonaise, Lady Oscar, qui se déroule à l’aube de la Révolution française, j’ai développé une intense obsession pour Paris à l’âge de 13 ans. Un désir qui s’est aggravé en lisant tout ce qui me tombait sous la main concernant cette période, de la biographie de Marie-Antoinette d’André Castelot aux discours de Danton en passant par les écrits du marquis de Sade.

Je voyais Paris dans ma soupe. J’en rêvais la nuit. Je ne lisais que des écrivains français.

Ce n’est qu’à 22 ans que j’ai pu y mettre les pieds. Et encore, il a fallu plusieurs voyages pour que Paris devienne « mon » Paris.

La première fois que j’y suis allée, c’était avec ma copine belge dont la famille habitait Paris. Elle aussi s’appelle Chantal, et comme nous avons été colocs avec nos chums, ils nous appelaient les Chantaux. Chantal n’allait pas faire du tourisme, elle connaissait déjà la ville, elle voulait voir ses parents et sa sœur, tandis que de mon côté, c’était mon baptême de l’avion.

J’étais trop craintive alors pour me lancer seule dans les dédales incroyables de cette ville où j’ai l’impression que même les habitués arrivent toujours à se perdre.

On ne découvre Paris qu’en s’y perdant, d’ailleurs. Après deux ans de pandémie sans voyager, c’est la ville qui me manque le plus, avec Jacmel, en Haïti.

Mais cette famille belge que j’adore, entre autres pour ses jeux de mots qui me font rouler des yeux, m’a fait découvrir les fromages français pendant une semaine en Provence. La planification de chaque journée reposait sur les repas planifiés avec soin et gourmandise. Bien plus tard, j’ai lu dans le Glossaire d’Emil Cioran, cet éternel complexé roumain dans le milieu parisien : « Qu’ai-je au fait appris en France ? Avant tout ce que signifient manger et écrire. Dans l’hôtel où je logeais au Quartier latin, à 9 h tous les matins le gérant élaborait avec sa femme et son fils le menu du déjeuner. Je n’en revenais pas. Jamais ma mère ne nous avait consultés sur un tel sujet, alors que dans cette famille-là se tenait une conférence quotidienne à trois. Je pensais au début qu’ils attendaient des invités. Erreur. L’ordonnance des repas, la succession des plats faisaient l’objet d’un échange de vues comme s’il s’était agi de l’évènement capital de la journée, ce qui d’ailleurs était le cas. […] J’ai donc appris à l’âge de 27 ans seulement ce que manger veut dire, ce que cet avilissement quotidien a de remarquable, d’unique. Et c’est ainsi que j’ai cessé d’être un animal. »

PHOTO RAFAEL YAGHOBZADEH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Moi, j’ai appris ça à 22 ans. Tous les soirs, ma famille belge ouvrait la boîte de fromages comme s’il s’agissait d’un trésor, et la première fois que l’odeur m’a sauté au nez, j’ai cru que le chat venait de pisser sur mes pantalons. Ils s’extasiaient tous devant la forme, le goût, pendant que j’avais la nausée. Mais j’ai goûté par politesse et aujourd’hui, je ne me possède plus quand je suis devant un Époisses bien coulant.

S’il y a une chose que j’aime visiter à Paris, ce sont les fromageries et les cavistes. Pour le prix d’une bouteille ou d’un crottin de chèvre, on vous donne un cours de gastronomie.

En fait, mon fantasme premier n’était même pas Paris, mais le château de Versailles, qui éclipsait tout le reste quand j’avais 13 ans.

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Après une première visite à Versailles, Chantal Guy s’est évanouie… comme une groupie.

Vous devinerez ici que je suis une fan de l’émission Secrets d’histoire animée par Stéphane Bern. Et tout autant de la parodie d’Olivier Morin qui décrit la Place Versailles de Montréal avec le même enthousiasme que l’animateur.

Regardez la vidéo « Parodie de Secrets d’histoire »

La première fois que j’ai visité Versailles, j’étais avec mon chum, qui ne m’a jamais vue dans un état de joie pure comme ça. J’étais infatigable, je parlais comme un guide, je voulais tout voir, il m’a endurée avec le fou rire. En plein été, les murs suintaient l’arôme de siècles de présence humaine dans un château où les nobles ne se lavaient pas. « Tu te rends compte qu’on sent peut-être les derniers effluves de la du Barry ? », lui disais-je, excitée.

Après cette expérience de tourisme extrême en plein décalage horaire, l’émotion était trop forte, je me suis évanouie comme une groupie.

Ma curiosité me ramenait toutefois vers le peuple de la Révolution française. J’ai visité les geôles de la Conciergerie dans le Palais de la Cité, tous les endroits où a trôné la guillotine qui a décapité les vedettes de l’époque, de Louis XVI à Robespierre, et combien d’anonymes dénoncés par leurs voisins. J’aime les places de la République et de la Bastille, là où tous les mouvements populaires se donnent rendez-vous.

PHOTO THOMAS PADILLA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Place de la République, l’un des endroits à Paris où les mouvements populaires se donnent rendez-vous. Ici, la foule est rassemblée pour un évènement de la campagne de Jean-Luc Mélenchon, candidat défait à la présidentielle, le mois dernier.

Bref, j’ai peu vu Paris la première fois. J’ai fait au fil du temps quelques séjours, certains décevants, comme cette semaine où, je ne sais trop comment, mon chum et moi étions tombés systématiquement sur les pires restaurants qui nous ont fait douter de la réputation culinaire française, probablement des attrape-touristes, en plus de se faire rappeler notre accent jusqu’aux douanes où un agent a fouillé nos bagages en nous parlant des grands espaces canadiens d’un air rêveur. C’était comme si je n’arrivais pas à entrer dans mon fantasme parisien, malgré tous mes efforts.

J’ai fait mienne cette ville seulement en y vivant pendant quatre mois lorsque j’ai été correspondante pour La Presse. En découvrant le Paris d’aujourd’hui, plutôt que celui de mes livres.

Je ne saurais trop recommander aux voyageurs de se poser à Paris, plutôt que d’y passer en coup de vent avec une liste interminable de lieux à visiter.

De toute façon, il y en a trop. La ville elle-même est un musée, Paris ayant été préservé des bombes de la Seconde Guerre mondiale, contrairement à Londres. Quand on marche dans Paris, on marche dans des siècles d’histoire, et il y a à chaque pas un café où l’on peut se reposer si l’on a mal aux pieds. On peut passer des heures à téter un verre de rouge en regardant les gens vivre sans que personne ne vienne passer la vadrouille entre vos jambes pour vous signifier de décamper si vous ne prenez pas une autre consommation. Et peu importe où vous tomberez, il y a une station de métro qui vous ramènera où vous voulez. Je ne comprends pas ceux qui ont une voiture à Paris, tellement le métro est une merveille qui n’a plus de secrets pour moi.

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J’ai ainsi arpenté la Ville Lumière, de jour comme de nuit, rive gauche et rive droite, en découvrant à chaque détour quelque chose de nouveau qui n’a plus rien de nouveau pour ses natifs. J’ai passé quatre mois à vivre sur les terrasses, midi et soir, alternant entre le café et le ballon de rouge à un prix décent. C’est le seul endroit au monde où j’ai l’impression qu’on peut lire et écrire dans un café sans avoir l’air poseur, et en plus, il est facile d’engager des conversations avec nos voisins de table — les Français ont quelque chose de grégaire, encore plus si on leur donne une clope (Paris est le dernier paradis des fumeurs). Je me sentais tellement à l’aise et chez moi que les touristes venaient spontanément me poser des questions tous les jours comme si j’étais de l’endroit.

En vérité, j’ai trouvé Paris quand j’ai cessé d’en rêver, ou alors c’est Paris qui m’a trouvée.