(Percé) J’étais déjà allée à Matane et à Cascapédia–Saint-Jules, avec ma canne à pêche et mes mouches, en quête de saumons. À Métis, voir les pavots bleus et l’exposition de jardins contemporains. Je m’étais déjà rendue à Mont-Joli, en avion, à Baie-des-Sables, en voiture, chez des amis dont la maison directement sur le bord de l’eau a l’air sortie d’un film de Wes Anderson, avec vue sur le coucher de soleil en prime. J’avais déjà traversé aller-retour la somptueuse vallée de la rivière Matapédia aux allures de décor de film, prête pour Brad Pitt ou Antoine Olivier Pilon dans le rôle du photographe de ponts couverts.

Mais le rocher Percé ? Gaspé ?

Le bout, bout, bout de la Gaspésie, celle qui est sur toutes les cartes postales ?

Celle-là, je ne l’avais jamais vue.

Je l’ai découverte par une belle journée de juin, la musique dans le tapis, en arrivant à Mont-Saint-Pierre, avec ce sentiment combinant surprise émerveillée et stupéfaction, celui qu’on a quand on dit : « Vous ne m’aviez pas dit... »

Pas dit que ce serait aussi émouvant.

Évidemment, on m’avait dit mille fois que la Gaspésie était spectaculaire, mais pas comme ça.

Personne ne m’avait parlé de cette fragilité, de cette vulnérabilité que créent la distance, l’isolement... Un motel un peu magané, des chaises Solair, dont on ne sait pas si elles datent de jadis ou d’hier, un arrêt pour manger une guédille aux crevettes, qui fait chavirer le cœur avec émoi. J’ai pensé à l’île Fogo, aux îles Lofoten aussi, dans le nord de la Norvège. Une amie avec qui j’étais a même évoqué la côte de Cassis et Bandol, en Provence, une comparaison qui m’a paru exagérée sur le coup, mais qui marche sur certains aspects.

Quand la route serpente dans les hauteurs, suspendue au-dessus de la mer, on est sûre d’être heureuse. Et si on a envie de rêver en même temps de Cadaqués, de Santorin ou des Cinque Terre, sur fond boréal, on a bien le droit.

Il ne faut juste pas oublier qu’ici, c’est le vide aussi, l’air pur, les espaces inhabités, le sentiment d’être au bout du monde, qui dope la beauté de cette côte-là.

Le matin, on m’avait mise en contact avec un joueur de football et médecin, aussi pêcheur de homard à ses heures : c’est lui qui met les élastiques sur les pinces. Il m’avait donné le nom d’une femme d’affaires cruciale : Claudine Roy. Grâce à elle, m’avait-il promis, j’avais de bonnes chances de pouvoir comprendre la Gaspésie et rencontrer des transformateurs et plusieurs acteurs cruciaux de la pêche gaspésienne, mais aussi comment se passe la pêche aux crustacés, au pied du rocher Percé.

C’est ainsi que je me suis retrouvée dans sa voiture le lendemain matin, pas autant aux aurores que les autres pêcheurs, prête à voir pour la première fois ce symbole touristique québécois vu mille fois sur autant de photos.

Je ne me souviens pas du chemin emprunté, mais je me souviens que lorsque j’ai voulu le reprendre seule, quelques jours plus tard, on a émis des doutes au sujet de ma capacité, « une fille de la ville », à ne pas rater le bon tournant au bon carrefour entre deux rangs.

Mais c’est de là, sans que j’en sois prévenue, que j’ai aperçu le majestueux rocher pour la première fois.

Et qu’une pièce de puzzle s’est mise en place dans mon cœur.

Le Grand Confinement aura bien servi à ça : m’obliger à chercher la beauté dans ma propre cour.

Quelques minutes plus tard, je me suis retrouvée à Percé, où le serveur d’un café m’appellera plus tard « belle » comme on appelle toutes les femmes ici, pour être gentil. Là, sur le quai en réparation, le pêcheur Jimmy Lepage est venu nous chercher.

On assisterait à la pêche en direct.

On parlerait des défis que rencontrent les pêcheurs dans ce coin de pays.

Il faisait un soleil de dingue pour la mi-juin.

À bord, il y avait Ghislain pour mettre les élastiques. On ne m’a pas demandé de mettre la main à la pâte. En plus, j’étais trop occupée à culpabiliser tout le monde avec mes questions écolos. « Mais comment ça vous prenez du maquereau importé d’Espagne comme appât pour vos cages à homard ? »

Jimmy m’a expliqué que c’était la solution la plus efficace, mais qu’évidemment, effectivement, ce n’était pas idéal, côté gaspillage de biomasse. Non seulement le poisson vient-il de loin, mais après avoir été touché par les homards, il est aussi jeté aux goélands...

Il existe des solutions plus durables, notamment des appâts à base de déchets d’usines de transformation de poissons, mais ils sont moins efficaces. Pour que les pêcheurs l’utilisent, il faudrait une obligation générale. Afin que tout le monde soit sur le même terrain de jeu, avec les mêmes chances.

Donc, on a jasé de ça et de mille autres sujets liés à la pêche.

Et ça a fait le reportage que vous avez lu le 24 juin.

> Relisez le reportage

En descendant du bateau, on a parcouru la région pour faire des entrevues, mais aussi pour admirer le paysage et les entrepreneurs locaux. Je suis revenue de là avec plusieurs bouteilles de gin : le Radoune, de la distillerie O’Dwyer, à Gaspé, et Les Herbes folles, de La Société secrète, distillé dans une ancienne église de Cap-d’Espoir.

Et je me suis arrêtée juste assez longtemps au Camp de Base Coin-du-Banc, vieil hôtel traditionnel de bord de mer repris par un couple de jeunes aubergistes dynamiques — qui m’a fait penser à la vieille série Madame et son fantôme — pour que j’aie juste envie d’y retourner en vacances. Directement sur le bord de l’eau. En devinant Saint-Malo au loin.