Je ne suis pas du genre à me vanter dans la vie, mais s’il y a une chose qui me rend fière, c’est d’avoir su préserver mes plus vieilles amitiés, certaines nées dans la cour d’école.

Ainsi ai-je connu Amélie il y a plus de 40 ans, et je me souviens encore de la petite fille toute menue avec ses taches de rousseur. Nous avons traversé bien des choses ensemble, et chacune de notre côté, sans jamais nous perdre de vue.

Quand nous avions 14 ans, nous sommes tombées folles dingues de la série animée Lady Oscar, qu’on enregistrait sur des cassettes pour se repasser les épisodes en boucle. Ça se déroulait à l’aube de la Révolution française, un vrai cours d’histoire par la bande, et nous avions retenu les répliques par cœur, dont certaines célèbres, comme « il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » de Danton.

Nous avions le grand projet d’aller un jour visiter Paris et le château de Versailles à deux, de marcher dans les traces de ces figures historiques qui nous fascinaient. Les conditions n’ont jamais été réunies, même si nous avons fréquenté la Ville Lumière plusieurs fois au fil du temps, jamais en même temps.

Jusqu’à cette année. J’ai prolongé mon séjour d’une semaine après avoir couvert le Festival du livre de Paris, et elle est venue me rejoindre sur un coup de tête.

Cela m’a prouvé qu’il n’est jamais trop tard pour réaliser ses rêves de jeunesse, mais surtout qu’il ne faut pas les abandonner.

Il paraît que c’est en voyage qu’on découvre si on s’entend vraiment bien avec quelqu’un. Cette semaine parisienne n’a fait que confirmer pourquoi nous sommes amies depuis quatre décennies. De plus, nous avions déjà vécu nos expériences de tourisme extrême – vous savez, quand les amateurs ont la mauvaise idée de s’infliger la visite de huit musées en cinq jours.

Nous n’avions rien d’autre à l’horaire que le plaisir de profiter de cette ville, ce qui est la meilleure façon de la vivre.

Se laisser porter par le hasard, s’émerveiller d’un coucher de soleil sur les toits, aller au cinéma, boire du vin pas cher, s’encrasser les artères avec des charcuteries, des fromages et quelques clopes.

« On déambule », me rappelait-elle, quand je pressais trop le pas.

Rien n’était plus doux que de marcher sans destination dans le labyrinthe des rues parisiennes, même s’il faisait un froid de canard. Nous avons pu voir que Paris se prépare pour les Jeux olympiques dans ses lieux les plus emblématiques – tour Eiffel, Invalides, Concorde, Versailles, etc. – et nous avons compris que ces JO auront l’air d’une énorme carte postale à la télé. Comme si Paris, la ville la plus visitée au monde, en avait besoin !

On n’a pas échappé à une manifestation – l’autre sport national des Français – en soutien au collectif des jeunes du parc de Belleville qui occupent la Maison des métallos. Ce sont tous des ados de pays d’Afrique, qui ont traversé l’enfer dans l’espoir d’une vie meilleure, et qui tombent entre les mailles du filet social quand on ne reconnaît pas leur statut de mineur. L’envers de la carte postale des JO, c’est ça : des expulsions, les prix qui explosent, le ménage des indésirables qu’on refoule dans d’autres villes. Une militante nous a expliqué que plusieurs mouvements sociaux pourraient bien profiter des yeux de la planète tournés vers Paris pendant les Jeux pour exposer leurs revendications, et les injustices.

Quand nos pieds devenaient douloureux, il y avait toujours une terrasse pour nous accueillir, où chaque fois Amélie me disait, au moment de trinquer, la phrase que Depardieu répète souvent dans le film Les valseuses de Bertrand Blier : « On n’est pas bien, là ? Hein ? À la fraîche ? », ce qui me faisait pleurer de rire. Non seulement parce qu’on gelait et que les radiateurs étaient fermés, mais aussi parce que dans le film, il ajoutait « décontracté du gland », que nous avons transformé en « décontractées du clito ». Voir qu’on allait se gêner de niaiser le gros Gégé, avec ses déboires.

PHOTO FOURNIE PAR AMÉLIE PLOUFFE

Deux amies dans la galerie des Glaces au château de Versailles

Je vous jure, deux ados avec des crises de fou rire sans arrêt, notamment quand une musique pompière de Lully nous a reçues dans les jardins de Versailles, au seuil du Grand Canal. Oui, nous devions faire Versailles ensemble, même si c’était notre troisième visite chacune, et probablement la dernière. Immortalisée par Amélie, qui a croqué nos instants.

Une amie, ça nous prend en photo, dans ces moments où on ne se voit pas soi-même.

En fait, je n’avais qu’une seule quête à Paris, qui était de trouver mon parfum préféré de Serge Lutens, en vente uniquement à la boutique du Palais Royal depuis 2009. On ne peut même pas le commander en ligne. J’ai fait le saut en voyant le prix – qui a augmenté comme beaucoup d’autres choses depuis la pandémie. « On ne vit qu’une fois et les plus beaux cadeaux sont ceux que l’on se fait à soi-même », m’a dit Amélie, philosophe et tentatrice, alors j’ai sorti ma carte de crédit. C’est un peu à ça que ça sert, les amies : à nous convaincre de faire des folies.

Ça sert aussi à nous réconforter quand on se fait voler son téléphone et toutes ses cartes par un pickpocket dans le métro, comme une débutante. Ça ne m’était jamais arrivé et j’ai pourtant vécu ici plusieurs mois il y a quelques années. J’ai dû devancer mon retour d’une journée, n’ayant plus de ressources, mais je n’avais pas envie de m’apitoyer sur mon sort – je n’étais pas à Gaza ni à dormir sous les ponts de Paris, quand même – et puis, je revenais dans le même vol que mon amie.

Car malgré cette finale en queue de poisson, et même si mon corps (surtout mes pieds) me disait le contraire, pendant une semaine, j’ai eu 14 ans, avec Amélie. Davantage que Paris, c’est l’amitié qui a fait la joie de ce voyage improvisé, pourtant planifié depuis 40 ans.

On n’est pas bien, là ?