Je crois que c’était la drogue du viol. Je n’avais bu qu’un seul shooter, je ne pouvais pas être si soûle. La dernière image dont je me souviens, c’est de moi à quatre pattes sur le plancher du bar et de mon amie Denise qui se penche pour me demander ce que je fais. « Je cueille des fleurs. »

J’avais 20 ans quand j’ai fait mon premier voyage. Un sac à dos rempli, trois semaines, l’Europe, une précieuse amie et une marge de crédit (ne faites pas cette erreur). Je me rappelle encore aujourd’hui les vêtements avec lesquels je suis partie. Aucun détail n’avait été laissé au hasard. J’attendais cette traversée de l’océan comme on espère une nouvelle vie.

PHOTO FOURNIE PAR ROSE-AIMÉE AUTOMNE T. MORIN

Rose-Aimée et son amie Denise, lors de son tout premier voyage.

Normal, le premier voyage est un rite de passage bien établi.

Pour Jacques Hamel, sociologue spécialiste de la jeunesse, il se fait pont vers la vie adulte. Il incarne la séparation de la maison familiale et le plongeon dans l’autonomie. Tout particulièrement de nos jours, m’explique-t-il : « Dans les années 1960, bien des jeunes sont partis grâce aux offices franco-québécois pour la jeunesse, qui offraient des voyages de groupe. Le grand changement qui s’est produit, depuis, c’est l’individualisation. Les jeunes ont aujourd’hui la volonté de se créer par eux-mêmes. Ils ne veulent plus se fier à des organisations, mais plutôt entreprendre un voyage qui va leur ressembler. Ils veulent une aventure personnelle, une entière liberté… Tout en sachant qu’ils ne seront pas seuls ! Grâce au web, ils peuvent cibler les endroits où ils retrouveront des gens comme eux, partout dans le monde. »

Mon amie Denise et moi avions justement épluché nombre de forums en ligne pour trouver les auberges de jeunesse idéales, avant de partir. Celle qui, à Paris, cachait des spectacles de jazz au sous-sol. Celle qui, à Nice, offrait des bulles gratuites chaque mercredi. Celle qui, à Barcelone, était nichée au cœur de l’action…

« On choisit notre auberge de jeunesse pour rencontrer la communauté à laquelle on souhaite appartenir », affirme Jacques Hamel. On a beau partir en toute volonté d’individualisation, on sait qu’on s’en va rejoindre des gens qui partagent notre conception du voyage. On s’envole donc consciemment vers de nouvelles relations. »

De fait, dès notre première soirée à Barcelone, un clan s’est créé. Autour du comptoir d’une cuisine communautaire, une Suédoise, un Canadien de l’Ouest, une Italienne et deux Québécoises tombaient en amitié. On ne connaissait pas les valeurs, les doutes et les rêves de chacun, mais on savait qu’on serait là les uns pour les autres. Une promesse tacite.

D’ailleurs, ce sont ces nouveaux copains qui me relèveraient, cinq jours après notre rencontre, tandis que je « cueillerais des fleurs », affalée sur un plancher de bois…

* * *

« J’ai entendu bien des jeunes dire qu’à l’étranger, ils n’ont pas peur. Qu’ils se sentent en sécurité parce qu’ils sont avec d’autres jeunes et qu’une solidarité les unit… Comme si, en partageant une même aventure, ils étaient naturellement bienveillants à l’égard du groupe. » Le sociologue Jacques Hamel, qui enseigne à l’Université de Montréal, met précisément le doigt sur le miracle qui s’est produit, ce soir-là de juin…

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Jacques Hamel, sociologue spécialiste de la jeunesse

Un gars est arrivé à l’auberge de jeunesse. Un nouveau. Quand ma bande d’amis et moi nous sommes apprêtés à sortir, il nous a demandé où on s’en allait. On l’a évidemment invité au bar dans lequel on espérait entrer. On ne le connaissait pas, mais s’il avait choisi cette auberge, c’est qu’il était l’un des nôtres…

En guise de remerciement, il a offert un shooter à tout le groupe, dès qu’on a pu pénétrer dans l’établissement. Un shooter de liqueur bleue que la serveuse a fait flamber. Je me souviens de la scène impressionnante, de la chaleur dans ma gorge, du comptoir de bois massif. De moi à quatre pattes sur le sol. De Denise qui se penche, perplexe.

Je ne me rappelle pas le moment où on m’a mise dans le taxi. Par contre, j’ai vu des photos. Mes amis me tiennent par les bras et les jambes pour me swinger dans le véhicule. Mon corps est trop mou. On dirait que je souris…

J’aime croire qu’à ce moment-là, je suis bien, malgré tout.

* * *

Le lendemain, je me suis réveillée avec une poignée de visages inquiets penchés au-dessus de moi. On me veillait.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

On m’a raconté que j’avais vomi une dizaine de fois, au cours de la nuit. Notre copine italienne aussi. On avait dû faire une intoxication alimentaire… ou boire quelque chose de louche.

« D’ailleurs, il est correct, le gars qui nous a donné les shooters ?

— Il n’est jamais rentré dormir à l’auberge… »

J’ignore si cet homme avait déjà réellement eu l’intention de loger sous le même toit que nous. Peut-être qu’à l’époque, on tentait de profiter de voyageuses en infiltrant innocemment leur auberge de jeunesse… Peut-être aussi que j’ai attrapé un incroyable virus, que je me suis intoxiquée par erreur ou que j’ai bu une liqueur tout à fait incompatible avec mon métabolisme. Les chances sont minces, mais qui sait ?

Par contre, ce dont je suis certaine, c’est que ce premier voyage m’a appris que je pouvais faire confiance à de jeunes inconnus. Qu’il y a des humains qui, en une seconde, décident que personne ne nous fera de mal. Que grâce à eux, même ce que l’homme a de plus laid ne saurait entacher tout ce qu’un premier voyage a de si beau.

Que la richesse de l’escapade, c’est de pouvoir se reposer contre l’autre.