« Marcher m’aide à me sentir à la maison. »

J’ai tracé un cœur dans la marge du livre, puis j’ai laissé mon regard se perdre par la fenêtre du train. Quel beau hasard que d’entamer la lecture d’un essai qui encapsule si bien mon rapport au voyage en faisant la route entre Seattle et Portland…

Cet été, mon amoureux et moi avons visité ces deux métropoles et Vancouver. On s’est promenés à bord d’avions, de trains, de bus, de métros et à vélo. On a même pris un monorail. Mais, surtout, on a marché 200 km en deux semaines.

C’est à pied qu’on préfère découvrir le monde.

Peut-on mieux apprivoiser une ville qu’en plongeant dans ses odeurs et ses bruits ? Qu’en croisant le regard de ses habitants ? Ses graffitis ? La lenteur de la marche appelle à l’immersion.

Si on couvre moins de terrain qu’en trottinette électrique (grande chouchou de la côte Ouest, selon mes observations), on absorbe davantage ce qui nous entoure.

Lauren Elkin, autrice de l’essai Flâneuse — Reconquérir la ville pas à pas, écrit d’ailleurs que la marche se rapproche d’une certaine manière de la lecture : tu peux entendre les conversations d’autrui, tu te racontes des histoires, tu as toujours de la compagnie…

« Tu marches dans la ville à côté des vivants et des morts. »

Ça, c’est une autre phrase qui s’est méritée un cœur dans la marge.

Pour l’essayiste, arpenter les rues, c’est d’abord et avant tout passer là où d’autres ont vécu. C’est donc être témoin de ce que les grandes révolutions, les moindres drames et le simple quotidien ont fait d’un quartier.

C’est peut-être même, qui sait, sentir un frisson en passant sans le savoir devant la maison qui a jadis abrité un ancêtre…

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Dans Flâneuse, Lauren Elkin raconte ce que les rues de Paris, New York, Tokyo, Venise et Londres lui ont révélé. Parallèlement, elle trace le parcours d’illustres marcheuses qui ont su utiliser ce qu’elles voyaient pour dépeindre différemment le monde. Des flâneuses comme les artistes Sophie Calle et Agnès Varda, les écrivaines Virginia Woolf et George Sand ou encore la correspondante de guerre Martha Gellhorn.

Des flâneuses. Le terme n’est pas anodin ! On connaît beaucoup plus son équivalent masculin… Le flâneur est devenu une figure populaire au XIXsiècle. Elle désigne un homme qui a le loisir d’errer dans la ville, de s’arrêter dans les cafés et d’observer les gens. Pour certains, il aime ne rien faire. Pour d’autres, il a le luxe du temps.

Mais qui est la flâneuse ? Quelle place les rues font-elles aux femmes qui veulent voir davantage qu’être épiées ?

C’est la question à laquelle tente de répondre Lauren Elkin en juxtaposant ses propres expériences à celles d’artistes qui ont compris leur époque un pas à la fois. Des femmes qui ont goûté au plaisir de ce que Virginia Woolf appelait le « street haunting » — soit l’acte de plonger dans la tête des passants.

Lire au sujet de ces flâneuses donne envie d’enfiler ses espadrilles et de partir à la découverte d’une nouvelle cité. Mieux, ça donne envie de rentrer chez soi et de revisiter la ville qu’on croit connaître.

Je n’ai certainement pas marché toutes les rues de Montréal. Ses ruelles, leurs familles et leurs chats me réservent encore plusieurs secrets. J’en ai pour des décennies à être touriste chez moi ! Et une fois que j’aurai fait le tour de ma métropole adorée, elle aura eu le temps de changer cent fois…

Toute personne qui a connu New York avant et après le 11 septembre 2001 ou Paris avant et après les attentats du 13 novembre 2015 sait que les rues d’une ville peuvent se transformer du jour au lendemain, comme l’explique Lauren Elkin.

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J’ai tracé un troisième cœur dans le livre.

« Marcher, c’est cartographier avec vos pieds. »

Selon l’essayiste, c’est en marchant que l’on connecte des quartiers qui, autrement, resteraient des petites planètes indépendantes. C’est à pied qu’on peut sentir les changements d’ambiance au sein d’une même ville ; une théorie chère à la psychogéographie.

Pour Guy Debord et autres situationnistes, la psychogéographie permet d’étudier en quoi le milieu géographique agit sur les émotions et le comportement des individus. Pour identifier les états d’âme des citoyens en fonction de l’espace urbain, il faut arpenter les rues et rapporter ce qu’on entend, voit, sent ou ressent.

Lauren Elkin souligne que la psychogéographie s’est valu son lot de critiques à travers le temps (certaines parlent de « fraternité d’hommes en gore-tex »), mais elle note tout de même une procédure qui me plaît beaucoup.

Déposez un verre sur la carte d’une ville, puis tracez le contour dudit verre au crayon. Voilà le chemin que vous devrez tenter de parcourir aussi fidèlement que possible. Et n’oubliez pas de documenter vos trouvailles, sur la route !

Sans chercher à cartographier les états d’âme de nos concitoyens, voilà une belle idée pour marcher consciemment. Pour profiter de ce que les rues ont à nous apprendre sur les autres, comme sur soi…

À condition qu’on nous laisse les arpenter en sécurité, bien entendu.

Si on a fait beaucoup de chemin depuis les années où George Sand s’habillait en homme pour flâner tranquille, il demeure que certaines personnes subissent de la discrimination en raison de leur genre, culture, orientation ou peau dès qu’elles investissent l’espace public.

À qui la rue ? Vraiment pas à tout le monde.

Mais je ne m’étendrai pas trop là-dessus. En fait si, mais dans ma chronique de demain…

Pour l’instant, j’ai simplement envie de laisser Lauren Elkin nous inspirer à voyager lentement. À pied. Ailleurs ou à la maison.