(Ottawa) Les rapports s’accumulent. Les renseignements recueillis par les agences de sécurité pointent tous dans la même direction : l’ingérence étrangère prend de l’ampleur au pays. Elle se manifeste d’une manière pernicieuse sous plusieurs formes.

La réponse du gouvernement Trudeau, elle, est sensiblement la même. Elle est caractérisée par une sorte de nonchalance qui vise à minimiser le fléau dans l’espoir que les esprits inquiets passent à autre chose. Cette nonchalance est toutefois devenue intolérable. Même pour des élus libéraux.

Le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) est le dernier en date à présenter un rapport percutant sur l’ingérence étrangère. Ce comité est composé en tout de trois députés libéraux, de deux députés conservateurs, d’un député du Bloc québécois, d’un député du NPD et de trois sénateurs.

Dans son rapport déposé à la Chambre des communes lundi, le comité n’est pas tendre envers le premier ministre Justin Trudeau et son gouvernement libéral.

Il fait aussi un constat brutal. Selon les membres du comité, le gouvernement Trudeau « savait en 2018 » que les mesures qu’il avait adoptées afin de protéger la démocratie « ne suffisaient pas » pour lutter contre l’ingérence étrangère.

« Des participants mi-consentants ou volontaires »

Les années ont passé. Les avertissements se sont multipliés. Mais le gouvernement Trudeau n’a toujours pas mis en œuvre un plan costaud. Aujourd’hui, cette inertie a un coût très élevé, selon le comité qui est présidé depuis sa création en 2017 par le député libéral d’Ottawa-Sud, David McGuinty.

« La réponse tardive à une menace connue représente une grave lacune, qui pourrait entraîner des conséquences pour le Canada pendant de nombreuses années », peut-on notamment lire dans le rapport d’une centaine de pages.

« Parmi les conséquences de cette inaction, mentionnons que les droits démocratiques et les libertés fondamentales des Canadiens, l’intégrité et la crédibilité du processus parlementaire du Canada, et la confiance du public dans les décisions stratégiques prises par le gouvernement ont été sapés. Le Canada commence seulement maintenant à voir la mise en place des mesures additionnelles permettant d’agir sur les activités d’ingérence étrangère », affirme-t-on aussi dans le rapport unanime.

Pour la première fois depuis que l’ingérence étrangère fait les manchettes nationales, voilà maintenant près de deux ans, le comité met les projecteurs sur les élus et les sénateurs.

Certains parlementaires, selon des renseignements « inquiétants » examinés par les membres du comité, sont « des participants mi-consentants ou volontaires » aux efforts déployés par des États étrangers pour s’ingérer dans les affaires du pays.

Des exemples ? Des parlementaires ont accepté « sciemment ou par ignorance volontaire » des fonds ou des avantages de missions étrangères. D’autres ont sollicité l’aide de missions étrangères afin d’obtenir l’appui d’une diaspora durant les élections. D’autres encore ont fourni à des diplomates étrangers des informations privilégiées sur le travail ou les opinions de collègues parlementaires, ouvrant ainsi la voie à des campagnes de pression pour qu’ils changent d’opinion.

Et d’autres ont relayé des informations apprises confidentiellement du gouvernement à un agent de renseignements connu d’un État étranger. Le comité n’a pas publié les noms des parlementaires qui sont soupçonnés.

Certaines de ces actions sont illégales – un expert soutenait mardi qu’on a carrément affaire dans ce dossier à des cas de trahison –, mais les corps policiers ne peuvent pas faire grand-chose.

Pourquoi ? Essentiellement parce que le gouvernement fédéral n’a toujours pas réglé une lacune qui a longtemps été déplorée par les enquêteurs : la possibilité d’utiliser les renseignements recueillis par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) comme preuves devant les tribunaux.

Il reste que ce rapport a déclenché une sorte de chasse aux sorcières depuis son dévoilement. Qui sont ces députés ou sénateurs qui se livrent à ces activités perfides ? À quelle formation politique ces fourbes sont-ils affiliés ? Le chef du NPD, Jagmeet Singh, préconise la ligne dure. Selon lui, quiconque a donné un coup de pouce à un État étranger pour s’immiscer dans les affaires du pays doit perdre le privilège de siéger à la Chambre des communes ou au Sénat.

Torpeur

Dans les heures qui ont suivi la publication du rapport du CPSNR, le ministre de la Sécurité publique et responsable des Institutions démocratiques, Dominic LeBlanc, a cherché à minimiser certaines conclusions des membres du comité. Il a lancé un appel à la prudence, soulignant aussi qu’il y a des éléments « avec lesquels le gouvernement est respectueusement en désaccord ».

Depuis le début de cette affaire, qui est maintenant examinée par une commission d’enquête présidée par la juge Marie-Josée Hogue, le gouvernement Trudeau s’est illustré par sa lenteur à agir.

Il aura fallu qu’un employé du SCRS fasse fuiter au quotidien The Globe and Mail une foule de renseignements secrets mettant en relief les activités d’ingérence étrangère de la part de régimes autoritaires comme la Chine pour sortir Justin Trudeau et ses ministres de leur torpeur.

Il aura fallu que les partis de l’opposition poussent les hauts cris à la Chambre des communes pour que le gouvernement mette sur pied une commission d’enquête en bonne et due forme. Auparavant, il avait tenté de balayer la controverse sous le tapis en nommant un rapporteur spécial indépendant, l’ancien gouverneur général David Johnston – un exercice qui s’est avéré un spectaculaire fiasco.

Il aura aussi fallu un premier rapport de la commission Hogue sur les activités d’ingérence étrangère de la Chine, de l’Inde et de la Russie, déposé le 3 mai, pour que le gouvernement Trudeau dépose enfin trois jours plus tard un projet de loi pour contrer l’ingérence étrangère. Le projet de loi C-70 donnerait de nouveaux outils au SCRS et créerait enfin un registre des agents d’influence étrangers – un outil indispensable pour lutter contre ce fléau.

Mais voilà que le gouvernement Trudeau est engagé dans une course contre la montre pour que toutes ces mesures entrent en vigueur avant les prochaines élections, prévues en octobre 2025. Les partis de l’opposition ont offert leur collaboration pour en accélérer l’adoption.

Cette main tendue représente un test important pour les troupes de Justin Trudeau. Car si le premier ministre se présente devant l’électorat sans avoir adopté de nouveaux outils pour lutter contre l’ingérence étrangère, il aura encore au cou cette lourde médaille d’or de la nonchalance.