(Ottawa ) La Russie, la Chine, l’Arabie saoudite, la Turquie et maintenant l’Inde. La liste des pays avec lesquels le Canada est en froid s’est de nouveau allongée la semaine dernière. Le bras de fer diplomatique qui a éclaté avec New Delhi sera lourd de conséquences.

De toute évidence, le premier ministre Justin Trudeau devait avoir en sa possession des informations crédibles et solides pour déclarer sur un ton solennel, lundi, à la Chambre des communes, que des agents liés au gouvernement indien auraient été impliqués dans le meurtre d’un Canadien d’origine sikhe en juin.

CBC a rapporté jeudi que le Canada aurait obtenu des communications entre des diplomates indiens en poste ici au sujet du meurtre de Hardeep Singh Nijjar, qui a été abattu par deux hommes masqués dans le stationnement du temple sikh qu’il dirigeait à Surrey, près de Vancouver, en Colombie-Britannique.

Dans une entrevue au réseau CTV, dimanche, l’ambassadeur des États-Unis au Canada, David Cohen, a confirmé que les services de renseignement des Five Eyes ont fourni des informations au gouvernement canadien au sujet d’une possible implication de l’Inde dans cette affaire.

Hardeep Singh Nijjar était dans la ligne de mire de New Dehli depuis plusieurs années. Les autorités indiennes l’accusaient de se livrer à des activités de terrorisme en raison de sa campagne en faveur de la création du « Khalistan », un État sikh indépendant dans le nord de l’Inde.

L’accusation du premier ministre, qui a été vigoureusement démentie par le gouvernement Modi, a secoué les chancelleries à travers la planète. Elle a forcé les alliés traditionnels du Canada à choisir un camp. Dans certaines capitales, cela provoque un sérieux dilemme en raison de l’importance géopolitique, économique et militaire de l’Inde, un pays démocratique. Cela explique pourquoi la Grande-Bretagne, l’Australie et, dans une certaine mesure, les États-Unis ont hésité à embarquer dans le train de ceux qui exigent des réponses rapides et sans équivoque de l’Inde.

Depuis lundi, plusieurs se demandent pourquoi Justin Trudeau a choisi de rendre publics les soupçons qui pèsent sur le gouvernement indien. Le quotidien The Globe and Mail, qui a mis le gouvernement libéral dans l’embarras en multipliant les reportages percutants au printemps au sujet des activités d’ingérence étrangère menées par la Chine durant les élections fédérales de 2019 et 2021, s’apprêtait à publier un long texte faisant état du rôle joué par le gouvernement Modi dans cet assassinat sur le sol canadien.

Le quotidien avait avisé le bureau du premier ministre dès dimanche au sujet des informations délicates qu’il comptait dévoiler, grâce à des sources confidentielles du Service canadien du renseignement de sécurité. Après un printemps difficile, il appert que Justin Trudeau souhaitait aller au-devant des coups cette fois en informant lui-même les Canadiens par une déclaration officielle aux Communes.

Stratégie compromise ?

Il y a 11 mois à peine, le Canada a annoncé sa nouvelle stratégie indopacifique, saluée par plusieurs observateurs comme un virage diplomatique nécessaire afin de composer avec l’influence grandissante de la Chine.

Dans le cadre de cette stratégie, présentée à Vancouver par la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, le gouvernement Trudeau misait grandement sur un rapprochement avec New Delhi pour faire contrepoids à Pékin.

« L’importance stratégique, économique et démographique croissante de l’Inde dans la région indopacifique fait de ce pays un partenaire essentiel du Canada, » peut-on lire dans le document d’une trentaine de pages.

« Le Canada et l’Inde partagent une tradition de démocratie et de pluralisme, ainsi qu’un engagement commun envers le système international fondé sur des règles et le multilatéralisme. Les deux pays souhaitent également développer leurs relations commerciales mutuelles et les liens interpersonnels déjà forts qui les unissent », y ajoute-t-on.

Le Canada comptait ainsi renforcer ses liens en négociant un traité de libre-échange avec l’Inde, en créant un bureau Canada-Inde au sein du Service des délégués commerciaux, en accélérant le traitement des demandes de visa du Canada à New Delhi et à Chandigarh, et en soutenant les échanges dans les domaines de l’éducation et de la recherche, entre autres.

« L’importance stratégique de l’Inde et son leadership, tant au sein de la région qu’à l’échelle internationale, ne feront que s’accroître à mesure que l’Inde, la plus grande démocratie du monde, deviendra le pays le plus peuplé sur la planète et que son économie continuera de prendre de l’expansion. Le Canada recherchera de nouvelles occasions de partenariat et de dialogue dans des domaines d’intérêt et de valeurs communs, notamment la sécurité et la promotion de la démocratie, le pluralisme et les droits de la personne. »

En assurant une plus grande présence dans la région indopacifique, le Canada voulait emboîter le pas à ses alliés les plus proches, notamment les États-Unis, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.

Depuis lundi, l’essentiel de cette stratégie est dans les limbes. Les négociations visant à conclure un traité de libre-échange sont suspendues, au grand dam du monde des affaires du Canada.

Un tel traité permettrait d’augmenter le commerce bilatéral de 8,8 milliards de dollars par année d’ici 2035, selon les calculs du Conseil canadien des affaires. L’Inde est le dixième partenaire commercial en importance du Canada à l’heure actuelle.

Réactions de part et d’autre

Les effectifs diplomatiques ont été réduits de part et d’autre. L’Inde a émis un avis conseillant à ses ressortissants de ne pas voyager au Canada pour des raisons de sécurité. Le gouvernement indien a par la suite suspendu le traitement des demandes de visa au Canada.

PHOTO ATUL LOKE, THE NEW YORK TIMES

Panneau publicitaire faisant la promotion des études au Canada à Jalandhar, dans l’État du Pendjab

Depuis 2018, l’Inde est la principale source d’étudiants étrangers qui fréquentent les universités canadiennes. En 2022, ils étaient environ 320 000 étudiants indiens, soit près de 40 % de tous les étudiants étrangers. Ils représentent ainsi une source de financement importante pour les universités.

Mise au banc des accusés, l’Inde a réagi fortement. Et cela pourrait n’être qu’un avant-goût de la médecine qu’entend servir le gouvernement Modi au Canada.

Après sa victoire électorale en 2015, Justin Trudeau déclarait au reste du monde : « Le Canada est de retour. » Jamais n’aurait-il envisagé que ce « retour » serait marqué par des tensions avec tant de pays. Une victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine, en novembre 2024, pourrait ajouter à la misère diplomatique du pays.