Un dimanche soir de la fête des Pères à Surrey, en banlieue de Vancouver. Un homme se dépêche de rentrer à la maison, où sa famille l’attend pour célébrer l’occasion. Il grimpe dans sa camionnette, garée devant le temple sikh qu’il dirige. Deux hommes encagoulés surgissent et le criblent de balles.

Hardeep Singh Nijjar, 45 ans, s’effondre. Les meurtriers prennent la fuite. Trois mois plus tard, l’affaire n’est toujours pas résolue. Sauf qu’on a eu droit à un indice de taille, lundi. Et c’est nul autre que le premier ministre du Canada qui l’a fourni : l’assassinat aurait été commandité par New Delhi.

Soudain, un fait divers sanglant, mais relativement banal, s’est transformé en crise diplomatique sans précédent. Justin Trudeau a eu beau assurer qu’il ne voulait pas provoquer l’Inde, au lendemain de ses allégations explosives à la Chambre des communes, c’est exactement ce qui s’est produit. Les relations entre les deux pays, déjà froides, sont désormais glaciales. L’escalade des tensions était inévitable.

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Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’exprime pendant la période des questions à la Chambre des communes à Ottawa, mardi.

Aux Communes, la condamnation a été unanime. « L’implication de tout gouvernement étranger dans le meurtre d’un citoyen canadien [sur le] sol canadien constitue une violation inacceptable de notre souveraineté », a dit Justin Trudeau. Nos citoyens doivent être à l’abri des meurtres extrajudiciaires, a renchéri le chef conservateur, Pierre Poilievre. Tout le monde s’entend là-dessus.

Personne ne peut accepter cette ingérence extrême : l’assassinat d’un citoyen canadien sur le sol canadien. À côté de ça, les allégations d’ingérence portées contre la Chine ou l’Iran sont (presque) de la petite bière.

Mais à la différence de ces dictatures, l’Inde, aux dernières nouvelles, était encore un pays démocratique. Et il ne faut pas oublier le contexte de cette crise : si les relations entre Narendra Modi et Justin Trudeau ont atteint le point de congélation, c’est que le premier accuse le second d’être beaucoup trop mou, depuis beaucoup trop longtemps, envers un mouvement indépendantiste qui a pris racine sur le sol canadien.

Hardeep Singh Nijjar était un leader séparatiste sikh, qui faisait campagne pour la création du Khalistan, un État indépendant dans la région du Pendjab, dans le nord de l’Inde. Il en avait parfaitement le droit.

Mais pour New Delhi, Hardeep Singh Nijjar n’était pas que cela.

Pour New Delhi, il avait comploté pour assassiner un prêtre hindou au Pendjab. Un avis d’Interpol le décrivait comme un « conspirateur clé » dans un attentat à la bombe contre un cinéma du Pendjab, en 2007. Il aurait même mis sur pied un camp d’entraînement en Colombie-Britannique pour préparer des attaques en Inde…

Bref, pour le gouvernement indien, Hardeep Singh Nijjar était un terroriste. Et le Canada le laissait faire.

Des terroristes et extrémistes du Khalistan « ont trouvé refuge au Canada et continuent de menacer la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Inde », a dénoncé le ministère indien des Affaires étrangères. « L’inaction du gouvernement canadien dans ce dossier est une préoccupation continue et de longue date. »

Dans les années 1970 et 1980, l’insurrection de la minorité sikhe en Inde a fait des milliers de morts avant d’être réprimée dans le sang. Depuis, les sikhs du Pendjab semblent être passés à autre chose. Comme si le rêve d’indépendance, là-bas, avait été annihilé.

Mais le rêve n’est pas mort partout. Il est désormais porté par une partie de la diaspora, en Europe, aux États-Unis et, surtout, au Canada, qui compte la plus grande communauté sikhe du monde hors de l’Inde : 770 000 Canadiens se réclament de cette religion.

Dans les banlieues de Vancouver et de Toronto, le mouvement pro-Khalistan, même s’il n’est plus ce qu’il était, semble connaître une résurgence, notent certains membres de la communauté.

Il y a eu des incidents, disons, regrettables. Dans des rassemblements, sur les murs de temples sikhs, on a aperçu le portrait de Talwinder Singh Parmar, qui a fomenté l’attentat contre le vol d’Air India en partance de Toronto : 329 morts en 1985. À ce jour, il s’agit du pire attentat terroriste de l’histoire du pays. Faire de cet homme un héros, au Canada, c’est l’équivalent de vénérer Oussama ben Laden aux États-Unis.

Lors d’un défilé à Brampton, en juin, un mannequin juché sur un char allégorique portait un sari blanc maculé de sang. Le long des cinq kilomètres du défilé, les gens ont pu applaudir l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi par ses deux gardes du corps sikhs, en 1984.

Un mois plus tard, des centaines de personnes ont manifesté contre le meurtre de Hardeep Singh Nijjar devant le consulat de l’Inde, à Toronto. Certaines brandissaient des pancartes clamant « KILL INDIA » en grosses lettres.

Bref, quand l’Inde reproche au Canada de ne pas protéger ses diplomates face à l’intimidation des séparatistes sikhs, elle ne délire peut-être pas entièrement…

Mais sans doute exagère-t-elle. De nombreux sikhs accusent New Delhi de répandre de fausses informations sur ceux qui militent de manière tout à fait pacifique. Pour eux, l’assassinat de M. Najjir avait un objectif clair : faire trembler les sikhs de la diaspora. Leur faire comprendre qu’ils ne sont en sécurité nulle part. Tuer dans l’œuf leur rêve d’indépendance.

La stratégie indienne, si elle s’avère réelle, pourrait toutefois être contreproductive, préviennent des leaders de la diaspora. Loin de les décourager, l’assassinat de M. Nijjar risque d’inciter des jeunes de la communauté à raviver pour de bon le mouvement pro-Khalistan. Si cela se produit, le Canada pourrait vraiment devenir un havre pour les extrémistes.