L’été 2021 achevait. Jean-François Allard, professeur d’éducation physique au collège Jean-de-Brébeuf, préparait sa rentrée scolaire lorsque son téléphone a sonné.

C’était Joseph Chartouny.

Ce nom ne vous dit probablement rien. Mais au gymnase du collège, Joseph est connu comme Barabbas dans la Passion. Entre 2013 et 2015, il a été élu deux fois basketteur de l’année. Pas juste à Brébeuf. Dans toute la ligue collégiale. Ça lui a valu d’être recruté par l’équipe de première division de la prestigieuse Université Fordham, où il s’est imposé comme titulaire dès son arrivée. Après quatre années dans la NCAA, il est allé jouer en France et au Liban, en plus d’être sélectionné au sein de l’équipe nationale libanaise pour des compétitions internationales.

Jean-François a répondu à l’appel. Joseph raconte : « Je lui ai dit : “JF, je sais que nous sommes à la fin de l’été, et que je vais te demander quelque chose de presque impossible à accomplir.” »

Quoi ?

Trouver une place in extremis, dans un des meilleurs collèges privés au pays, pour un jeune basketteur prometteur dont la famille fuit la crise économique au Liban. « En fait, au départ, il était juste question d’une place, dit Joseph. Puis c’est devenu deux, trois et quatre, pour ses frères et sa sœur. »

Un défi colossal – d’autant plus qu’il y avait un autre enjeu.

Les enfants comprenaient à peine le français.

Le sport a la faculté d’unir les gens. De créer des ponts entre les cultures. De faciliter les contacts. C’est le rôle ô combien important – et trop souvent sous-estimé – qu’a joué le basketball dans l’intégration des enfants de la famille Azzi à Montréal.

Giorgio, Ryan, Andrew et Mia sont nés au Québec, il y a respectivement 18 ans, 16 ans et 13 ans pour les deux plus jeunes. Ils ne sont pas restés ici longtemps. Après la naissance d’Andrew et de Mia, ils sont tous déménagés au Liban pour se rapprocher de leur famille élargie.

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Les enfants de la famille Azzi

Là-bas, ils ont pratiqué plusieurs sports : le soccer, la natation, le badminton…

Notre père est un ancien joueur de volleyball et notre mère a joué au basketball. Le sport a toujours été valorisé chez nous.

Mia Azzi

Mais c’est vraiment le basketball qui a séduit les trois garçons.

Giorgio, l’aîné, s’est vite fait un nom dans tout le pays. « J’étais un des meilleurs de mon âge », raconte-t-il. Si bien qu’il a commencé à évoluer au sein d’un club professionnel à seulement 15 ans. Oui, c’est jeune. « Mais au Liban, il n’y a pas de programmes de sports-études, explique Joseph Chartouny. Les jeunes commencent à être payés pour jouer à partir de 15 ans. »

Or, au même moment, le Liban s’est engouffré dans une crise économique terrible. Entre 2019 et 2021, son produit intérieur brut s’est effondré, de 52 milliards US à 22 milliards US. Le taux d’inflation moyen, lui, a explosé. En 2021, il a atteint 154 %. Une catastrophe. « C’est probablement un des trois effondrements économiques les plus graves que le monde ait connus depuis les années 1850 », a estimé la Banque mondiale.

La vie était devenue difficile. Le père de la famille, Marwan, a décidé de retourner travailler à Montréal. Ryan et Andrew l’ont suivi. Giorgio et Mia, eux, ont d’abord préféré rester au Liban.

J’avais 16 ans. Là-bas, j’avais le basket. Mes amis. Ma famille. Tout ce que j’avais bâti, c’était au Liban. Mais quand mes frères sont partis, j’ai trouvé ça vraiment difficile de vivre sans eux. Après une semaine, j’ai demandé à mon père si je pouvais venir les rejoindre.

Giorgio Azzi

Giorgio et Mia sont arrivés à Montréal peu de temps après. Les jeunes n’avaient toutefois aucun repère. Ils n’avaient pas d’amis. Pas d’école. Pas de club de basket. « On pensait que le Canada, c’était un pays de hockey », murmure Ryan.

C’est quand même un peu vrai, lui fais-je remarquer.

« Non, mais attends. Nous, on pensait qu’il y avait juste du hockey. Pas de basket. »

Marwan a entrepris des démarches pour inscrire ses enfants dans une école réputée pour son programme de basketball. Un intermédiaire l’a mis en contact avec Joseph Chartouny, qui lui a fortement recommandé son alma mater. « Jean-François Allard a travaillé fort pour que ça fonctionne », souligne Joseph. Après, les enfants allaient devoir parfaire leur français. Car si Brébeuf a un excellent programme de basketball, c’est d’abord et avant tout un collège très exigeant sur le plan scolaire.

« À notre école, au Liban, on avait des cours de français deux ou trois fois par semaine, explique Andrew. Mais on apprenait seulement les bases. Ma première année ici, lorsque les professeurs parlaient, je ne comprenais rien. Mes notes étaient vraiment basses. Mon coach m’a recommandé un tuteur pour que je progresse plus rapidement. Maintenant, mes notes sont correctes. »

En tout cas, je passe. C’est ça qui est important. Je fais de gros efforts. Je le vois, je deviens de plus en plus à l’aise en français.

Andrew Azzi

« Nos coachs et la direction ont pris soin de nous », ajoute Ryan, dans un français impeccable. « Ils nous ont beaucoup aidés. Mais c’est au contact de mes amis dans l’équipe de basketball que j’ai le plus progressé. Après les cours, on étudiait ensemble. Ce sont eux qui m’ont aidé à m’intégrer au reste de l’école. »

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Les frères Azzi : Giorgio, Andrew et Ryan

Le terrain de basketball de Brébeuf est aujourd’hui le cœur de leur vie sociale.

« Nous sommes ici au moins deux ou trois heures tous les jours », précise Ryan. C’est dans ce gymnase que sont nées les premières amitiés québécoises de Giorgio.

Lorsque je suis arrivé au collège, en cinquième secondaire, mes meilleurs amis étaient tous des joueurs de mon équipe de basketball. J’étais tout le temps avec eux. Dans ma tête, pour qu’on gagne, nous devions être [soudés] ensemble.

Ryan Azzi

Malheureusement, cet hiver-là, Giorgio s’est blessé à une main. Il a raté presque toute la saison. Il a eu la chance de se reprendre à la Coupe du monde des moins de 17 ans, en Espagne, avec l’équipe nationale du Liban. « Sans sa blessure, il aurait été un des meilleurs joueurs au Québec », estime Jean-François Allard, qui dirige le programme de basketball AAA au collège Brébeuf. « Il lui reste encore deux ans au cégep. Il a le potentiel d’être sélectionné dans l’équipe d’étoiles, puis de recevoir des offres en première division de la NCAA. »

Ryan, qui jouera en deuxième division collégiale l’année prochaine, est sur le radar de l’équipe nationale junior du Liban. Il a reçu une invitation, comme réserviste. À 13 ans, Andrew est encore jeune. Mia, elle, préfère le soccer et le volleyball.

À la fin de son séjour à Brébeuf, Giorgio souhaite emprunter un parcours semblable à celui de Joseph Chartouny : jouer à l’université, puis quelques années dans une ligue professionnelle, en Europe, ainsi qu’au Liban.

« Le pays traverse des temps difficiles. Le basketball permet au moins aux gens de s’amuser un peu. C’est un exutoire. Et puis je suis fier d’être libanais. Je suis fier de jouer pour l’équipe nationale. Ce serait vraiment spécial de terminer ma carrière là-bas. »