Charles Philibert-Thiboutot revient sur sa saison de records, sa course « idiote » et sur la sensation norvégienne, Jakob Ingebrigtsen

Battre à 32 ans un record qu’on a établi à 25 ans, c’est courir doublement contre la montre.

Ces choses-là n’arrivent pas. Mais c’est arrivé à Charles Philibert-Thiboutot, meilleur coureur de demi-fond québécois, qui vient de terminer sa meilleure saison à vie – sauf un jour dans le bout de Budapest.

Avant qu’il ne reprenne l’entraînement, les amateurs pourront le côtoyer dans les rues de Montréal, puisqu’il revient jouer le lièvre au 21,1 km du Marathon de Montréal, dimanche. Qui peut rouler avec Hugo Houle, patiner avec Jonathan Marchessault ou chasser l’orignal avec la présidente du Conseil du trésor ? Personne, vraiment. Mais courir un demi-marathon avec un des meilleurs demi-fondeurs au monde, ça, on le peut.

« L’an dernier, on était deux lièvres de 1 h 40, un qui gardait l’allure (4 min 45/km), et moi qui allais chercher les gens derrière et devant ; j’ai adoré ça, dit Philibert-Thiboutot. J’ai senti qu’on en a aidé une bonne vingtaine à se pousser un peu plus. Beaucoup de gens se sont surpris eux-mêmes de finir en 1 h 39, 1 h 38, 1 h 37. Il y a des gens pour qui l’encouragement supplémentaire aide à aller chercher le meilleur d’eux-mêmes. »

Mais quand, comme l’athlète de 33 ans en décembre, on doit faire deux sorties par jour, beau temps, mauvais temps, on ne peut compter que sur soi-même, question motivation.

Il lui en fallait un peu plus que la moyenne, pour sortir des eaux stagnantes des performances moyennes après avoir été au sommet de l’athlétisme canadien.

À part lui et son entraîneur Félix Lapointe, ils n’étaient plus très nombreux à croire encore en Philibert-Thiboutot. Après des années brillantes en 2015 et 2016 (où il s’est rendu aux Jeux de Rio), les suivantes ont apporté plus de bas que de hauts. Problèmes de santé, blessures à répétition… Il pourchassait vraiment ses anciens chronos. La fédération canadienne d’athlétisme ne misait plus sur lui.

Voyez la régression de ses meilleurs temps au 1500 m, son épreuve fétiche :

  • En 2015, à 25 ans, il enregistre un superbe 3 min 34,23. Il est encore en pleine progression et se prépare pour les Jeux olympiques.
  • En 2016, il égale son record québécois à un centième près : 3 min 34,24. Sa carrière internationale prend son envol.
  • En 2017, il ne fait pas mieux qu’un très décevant 3 min 37. Même chose en 2018. Les deux années suivantes sont carrément rayées des annales.

On se retrouve donc en 2021, avec un athlète de 30 ans qui n’a rien prouvé depuis quatre ans et qui a essentiellement raté les deux dernières saisons. Il n’arrive pas même à faire le temps de qualification olympique de 3 min 35. Il rate donc les Jeux de Tokyo de 2021.

Ça sent la fin, soyons lucides.

Et voilà que pendant les Jeux, en juillet 2021, il obtient son meilleur résultat depuis cinq ans dans une course obscure aux États-Unis : 3 min 34,43 s. C’est le standard olympique, mais il est évidemment trop tard, les Jeux sont commencés. Pas grave, il ira aux Mondiaux.

Tout cela est fort sympathique, mais la Fédération internationale d’athlétisme annonce que pour les Jeux de Paris, le temps de qualif passe à… 3 min 33,50 s. Il n’a alors jamais même approché ce chrono. Il n’y parviendra pas en 2022 non plus.

Arrive 2023. Le grand blond avec des chaussures à pointes a une année de plus au compteur. Ça n’aide pas à gagner de la vitesse, en principe.

Surprise : le 10 juin, il bat son record personnel : 3 min 33,54 ! Huit jours plus tard, il retranche encore 60 gros centièmes de seconde : 3 min 32,94. La semaine suivante, il enregistre 3 min 33,29 et ouvre les portes de Paris.

Mais la meilleure course de l’année, et peut-être sa meilleure à vie, a eu lieu le 8 septembre à Bruxelles. Philibert-Thiboutot a établi le record canadien et des Amériques du 2000 m (4 min 51,54). « Ça, c’est moi étant moi, dit l’athlète de Québec avec autodérision. Un record des Amériques sur une distance qui n’est jamais courue ! »

Disons qu’en effet le 2000 m est une drôle de bestiole, qui ne fait pas partie des épreuves olympiques ou de championnat. Mais ce jour-là, le phénomène de l’athlétisme mondial, le Norvégien Jakob Ingebrigtsen, avait décidé qu’il ajoutait à son palmarès en battant un autre record du légendaire Hicham El Guerrouj – après le « mile » en salle et le « deux miles » en plein air. Le jour approche où le Scandinave battra les plus mythiques records du Marocain au 1500 m et au mile (il est passé plus près que quiconque depuis 24 ans samedi dernier).

Si la course avait été un 1500 m au lieu d’un 2000 m, Philibert-Thiboutot aurait probablement pu battre le record canadien (3 min 31,71) de la distance reine.

Car oui, « pour les amateurs d’athlétisme, ce n’est pas le 100 m, c’est le 1500 m qui est la plus belle course », dit sans hésiter « CPT ».

Passons rapidement sur cette journée pénible, seul nuage dans une saison brillante : cette course ratée aux Championnats du monde à Budapest, en août.

Qualifié pour la demi-finale avec un de ses meilleurs chronos à vie (3 min 34), Charles rêvait de sa première finale à vie. « J’ai couru comme un idiot », dit-il.

Avec plusieurs adversaires plus forts, il ne pouvait se permettre de rester derrière et tenter une remontée par l’extérieur, ce qui est sa stratégie préférée.

PHOTO PETR DAVID JOSEK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Charles Philibert-Thiboutot (à l’arrière au centre) lors d’une vague du 1500 m menée par Jakob Ingebrigtsen aux Championnats du monde d’athlétisme à Budapest

Il s’est retrouvé dès le départ tout en arrière, aux côtés d’Ingebrigtsen. Ce n’est pas particulièrement idiot de se mettre dans sa foulée et de remonter avec le meilleur au monde. Sauf que Jakob a fait ce qu’il ne fait jamais : il est resté planté derrière pendant un tour et demi. Le peloton enflait et il était trop tard pour Philibert-Thiboutot pour tenter quoi que ce soit par l’extérieur. Il n’a pas pu faire partie des 14 athlètes de la finale. Sauf que ce fut aussi le cas de plusieurs favoris avec un palmarès encore mieux garni, qui n’ont pas pour autant couru « en idiots »…

Il n’y a pas beaucoup d’épreuves olympiques où il y a une plus grande profondeur que le 1500 m, s’il y en a, et faire une finale de championnat est en soi un exploit. « J’ai commencé la saison en 30e position mondiale ; j’ai amélioré mes temps trois fois, je suis devenu un meilleur coureur, mais je suis maintenant 34! Le niveau a tellement augmenté. »

De quoi causent les coureurs, quand ils se rencontrent autour d’une eau minérale ?

« La conversation vient toujours sur Jakob. Comment il fait ? Qu’est-ce qu’il mange ? »

Ce que mange l’athlète de 23 ans, on ne le sait pas trop, mais ce qu’il fait, on en a une idée. Les Norvégiens ont fait avancer la science de l’entraînement récemment. Pour le résumer grossièrement, ça consiste à augmenter le volume, mais surtout le nombre et la durée des séances d’intervalles, en diminuant légèrement l’intensité. Tout le monde prend des notes. Mais personne ne court plus vite que Jakob – son seul problème est d’en être un peu trop certain, et de se faire doubler à la toute fin.

CPT, lui, ira aux Jeux panaméricains, fin octobre, puis aux Mondiaux intérieurs, en mars, en route pour ses derniers tours de piste, à Paris. Si l’on se fie à son année record, le meilleur est encore à courir.