Lundi, 18 h 45. Le soleil tombe sur Outremont. Avenue Laurier Ouest, c’est la fête. Les adultes sirotent une bière. Les enfants s’empiffrent de barbe à papa. Chez Lévêque, on prépare la terrasse. Chez Mélilot, on étire les heures d’ouverture pour offrir des kouign-amann.

Pourquoi tant d’achalandage, un soir de semaine ?

Parce que ce soir, il y a un évènement spécial. Un critérium de vélo. Pas avec l’élite mondiale. Ça, c’était dimanche, au mont Royal. Ici, les vedettes sont des coureurs locaux, qui luttent pour quelques centaines de dollars.

Vingt jeunes femmes prennent place sur la ligne de départ. Autour d’elles, des centaines de spectateurs cherchent le meilleur point de vue. Entre les deux groupes, un homme court entre les stations pour donner ses dernières instructions. C’est l’organisateur, Charles Huot.

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L’organisateur, Charles Huot

Transparence totale : je connais bien Charles. Rien d’exceptionnel. Difficile de ne pas connaître Charles dans le quartier. À cause de son implication à l’école. Ou dans la Foulée des parcs. Ou dans le hockey mineur.

Charles a entraîné mon plus vieux pendant une saison, il y a une dizaine d’années. Il était un coach attentionné. Impliqué. Passionné. Charles est aussi le gars le plus convaincant que j’ai rencontré. S’il te demande de l’aider, il ne te force pas à dire oui. Tu veux lui dire oui. Un exemple ? Lorsqu’il organisait des épreuves cyclistes sur le boulevard Saint-Laurent, à la fin des années 1990, il avait demandé à Pierre Foglia de ploguer son critérium dans La Presse. Ça prenait du cran. Eh bien, Pierre l’a fait. Dans le premier paragraphe de sa chronique, en plus.

Je cite : « Critérium cycliste mercredi soir prochain, en plein centre-ville. Les coureurs remonteront le boulevard Saint-Laurent entre Milton et Guilbeault, et redescendront par Clark et Saint-Urbain, après un croche sur Prince-Arthur. 45 kilomètres. Départ (19 h 45) devant le resto Buona Notte. »

Ça vous donne une idée de la détermination et du charisme de Charles.

Il faut dire que Pierre et Charles se connaissaient déjà, eux aussi. Ils s’étaient croisés au Tour de Beauce, quelques années plus tôt. Charles était alors l’un des bons cyclistes au pays. « Il ne deviendra jamais champion du monde, avait écrit Pierre. Il ne gagnera pas de médaille aux Olympiques, il n’a même jamais été question qu’il y aille. Mais il revient du Japon, envoyé par la fédération. Deux courses internationales là-bas. Ça ouvre l’horizon. Ça vaut bien des médailles, l’horizon… »

Après des études en finances, Charles a commencé à travailler dans une grosse boîte. « Mais je vais être honnête avec toi, je m’ennuyais de mes journées sur le vélo », me dit-il. Il s’est donc mis à organiser des épreuves cyclistes. Le critérium sur Saint-Laurent. La course Québec-Montréal, deux fois. Un évènement caritatif. « Sauf que tu ne gagnes pas ta vie en faisant ça. » Alors après quelques étés, il s’est concentré sur sa carrière en finances.

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Philippe Jacob, gagnant chez les hommes

« J’ai eu la chance de faire un bon salaire pendant plusieurs années. Là, c’est la cinquantaine. Et comme bien des gens de mon âge, je me pose des questions. Je vois la retraite approcher. J’ai envie de redonner. De reconnecter avec les jeunes. Je me suis demandé ce que je pourrais faire. J’ai une fille qui s’est mise à la course de vélo pendant la pandémie. Ça m’a permis de revoir des gens que j’ai côtoyés il y a 20, 25 ans. Ça m’a donné le goût de redonner à la communauté. »

Avec sa détermination et son rolodex à faire baver d’envie tous les journalistes en ville, Charles a trouvé des commanditaires. Croesus. Cycles Régis. La brasserie Siboire. Le restaurant Fiorellino. Le courtier immobilier Georges Bardagi. « Tout est financé par le privé », dit-il fièrement. Il a également trouvé un allié au sein de l’administration municipale d’Outremont, l’agent de projet Christian Dumont. Si bien qu’en juin, la première étape du triptyque s’est déroulée avec succès autour du nouveau campus de l’Université de Montréal, rue Thérèse-Lavoie-Roux.

Deux autres étapes étaient prévues sur le même site, plus tard en été. Or, il y a eu des conflits logistiques avec l’université. Il a fallu trouver un autre parcours, rapidement. Difficile.

Quand tu organises un évènement comme celui-là, il y a 1001 raisons qu’il n’ait jamais lieu.

Charles Huot

Longer le parc Kennedy ? Construction. Tourner autour du Siboire, boulevard Saint-Laurent ? Délais trop courts. La SDC Laurier Ouest, elle, s’est montrée intéressée. Encore fallait-il convaincre l’arrondissement. Pour ceux qui ne connaissent pas le secteur, Laurier Ouest n’est pas précisément un cul-de-sac au bout d’un champ de citrouilles. C’est à côté du centre-ville. Le syndrome « pas dans ma cour » s’y porte très, très bien – et les politiciens y sont sensibles. Heureusement, les élus d’Outremont ont résisté aux complaintes des ronchonneurs.

« Un homme m’a dit : vous rendez-vous compte qu’on sera prisonniers pendant deux heures ? Vous allez entendre parler de moi, monsieur Huot. Je vais appeler ma conseillère municipale. Je lui ai répondu : je comprends votre frustration. Mais des fois, il faut faire des sacrifices pour encourager les jeunes à bouger. »

« On parle beaucoup de l’obésité chez les jeunes. De notre système de santé qui est surtaxé. Il faut faire la promotion de saines habitudes de vie. Le vélo, tout le monde peut en faire. Même en ville. C’est vrai, j’aurais pu organiser la course dans un secteur industriel. Ça aurait été moins intéressant pour les coureurs. Mais en plus, ça n’aurait attiré que des spectateurs qui sont déjà rattachés à la course. Alors qu’ici, sur l’avenue Laurier, on peut sensibiliser des gens qui n’ont jamais vu ça. »

Lors de l’étape à l’Université de Montréal, plusieurs enfants de la communauté hassidique étaient venus encourager les coureurs. C’était encore le cas lundi soir, rue Saint-Viateur, où passait le peloton. J’ai également croisé un nombre impressionnant d’ados et de jeunes adultes fascinés par la course.

Un autre élément notable : un départ 100 % féminin, avant celui des hommes.

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Camille Desrochers Laflamme a remporté l’épreuve féminine.

« Il y a un essor du cyclisme féminin, explique Charles. Dans les courses pour les 12-13 ans, on voit autant de filles que de gars. Sauf que plus elles vieillissent, moins il y a d’évènements pour elles. C’est plus payant d’organiser des courses masculines. Si j’avais fait un départ hommes et un départ maîtres, et que j’avais exigé un prix d’inscription pour chaque coureur, j’aurais eu 150 concurrents. Chez les filles, j’en ai une vingtaine. Mais nous avons quand même choisi d’offrir un départ féminin, et d’offrir aux femmes les mêmes bourses qu’aux hommes, même s’il y a moins de participants. Si on n’offre pas des occasions comme celle-là aux filles, comment va-t-on garder les plus jeunes dans le vélo [de compétition] ? »

Après le grand confinement, Montréal a besoin d’évènements positifs et rassembleurs, au cœur des quartiers. De citoyens impliqués, comme Charles Huot. Et d’élus qui retirent des bâtons dans les roues (de vélo) de ceux qui dynamisent la ville.