Vous êtes l’attaquant. Moi, le gardien. Tirez du point de penalty, à 11 mètres du filet. Vous me déjouerez presque à tout coup.

Le penalty est l’une des actions sportives les plus faciles à réussir. Même chez les professionnels, contre des gardiens qui déploient des bras longs comme des panneaux de satellite, les tireurs comptent les trois quarts du temps.

Or, depuis le début de la Coupe du monde au Qatar, les joueurs échouent comme jamais avant. Ils n’ont réussi que 65 % des penaltys accordés à la suite d’une faute. Pour les tirs de barrage, c’est encore pire : le taux de réussite n’est que de 60 %. Un record de médiocrité.

Taux de réussite en tirs de barrage

  • 1982 : 75 %
  • 1986 : 78 %
  • 1990 : 74 %
  • 1994 : 62 %
  • 1998 : 71 %
  • 2002 : 68 %
  • 2006 : 64 %
  • 2010 : 78 %
  • 2014 : 72 %
  • 2018 : 67 %
  • 2022 : 60 %

Note : sur un penalty à la suite d’une faute, le tireur peut prendre le retour. Sur un tir de barrage, non. Seuls les tirs de barrage sont comptabilisés dans ce tableau.

Ce n’est pas parce que les tireurs sont sans talent. Parmi ceux qui ont raté un penalty au Qatar, on trouve 2 des 10 meilleurs compteurs de l’histoire (Lionel Messi et Robert Lewandowski), ainsi que le meilleur buteur de la Premier League l’année dernière, Harry Kane. Ça remet en perspective le coup malheureux du Canadien Alphonso Davies, face aux Belges.

PHOTO NATHAN DENETTE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le Belge Thibaut Courtois arrête le tir du Canadien Alphonso Davies.

Si vous êtes capable de me battre 95 % du temps au terrain du coin de la rue, comment expliquer que des joueurs infiniment plus doués ratent un geste qui semble pourtant si simple ?

Plusieurs chercheurs ont récemment étudié les facteurs de succès et d’échec des penaltys. Notamment Geir Jordet, brillantissime professeur norvégien spécialisé en sciences du sport.

Ce dernier a passé cinq années de sa vie à décortiquer tous les tirs de barrage de la Coupe du monde, de l’Euro et de la Copa America entre 1976 et 2004. Ça semble simple, mais étonnamment, l’information était difficile à trouver. Il a dû collaborer avec des collectionneurs pour les retrouver sur de vieilles cassettes vidéo. Au total, il a recensé 403 tirs.

Jordet a ensuite tout noté. Quand je dis tout, c’est vraiment tout. Le pied fort, l’angle d’attaque, le nombre de secondes prises par le tireur pour se rendre au point de penalty, le type de célébration après le but, etc. Il a aussi recueilli des témoignages de tireurs.

Sa conclusion principale : « La psychologie exerce un plus grand impact sur le résultat d’un penalty que les habiletés ou la physionomie d’un joueur. »

Lisez l’étude de Geir Jordet (en anglais)

Les statistiques sont éloquentes. Plus l’enjeu est grand, plus le tireur est anxieux. Et plus le tireur est anxieux, plus faibles sont ses chances de compter. C’est pourquoi, historiquement, les taux de réussite sont plus bas à la Coupe du monde que dans les autres compétitions.

N’est-ce pas plutôt à cause de la qualité des gardiens ?

Non, suggère l’étude du professeur Jordet. Les gardiens de la Copa America, par exemple, arrêtent plus de tirs de barrage que ceux de la Coupe du monde. La différence se trouve dans les tirs qui n’atteignent même pas la cible, comme ce fut le cas pour Kane, le week-end dernier, lorsqu’il a tiré par-dessus le filet.

Revenons à l’angoisse du tireur au moment du penalty. Selon la compilation de Jordet, plus on progresse dans la séance de tirs de barrage, plus le taux de réussite chute. Donc le quatrième tireur marque moins souvent que le troisième, qui lui marque moins souvent que le deuxième, qui lui marque moins souvent que le premier. Seule exception : le cinquième tireur, meilleur que le quatrième par un quart de cheveu. C’est logique. L’enjeu augmente après chaque tir. Le stress, aussi.

Autre donnée probante : un joueur qui tire pour la victoire réussira 90 % du temps. Encore là, c’est logique. Il sait que s’il rate, son équipe profitera d’une autre chance. À l’inverse, lorsqu’un tireur doit absolument compter pour éviter l’élimination de son pays, le taux de réussite chute à 60 %.

Voilà pour les chiffres. Maintenant, ça n’explique pas pourquoi les joueurs sont si mauvais cette année.

Une hypothèse : la Coupe du monde au Qatar est plus stressante que celle de 1986. Ou que celle de 2002. D’abord, plus de gens s’y intéressent. Dans plusieurs pays représentés à Doha, les parts de marché des matchs de l’équipe nationale sont supérieures à 75 %. C’est énorme.

Puis il y a la puissance des réseaux sociaux. C’est vrai, on peut les ignorer. Sauf que les joueurs de la génération Z sont nés avec cette technologie. Leurs comptes Snapchat, TikTok ou Instagram sont leurs principaux outils de communication. Ça leur permet de communiquer avec les partisans sans intermédiaire, mais ça les expose aussi plus facilement à la critique.

En 1986, si un joueur était mauvais, il était hué dans le stade et écorché par une poignée de chroniqueurs. Puis c’était fini. Aujourd’hui, des millions de partisans peuvent les dénigrer sur les réseaux sociaux — et même leur envoyer des insultes directement dans leur boîte de messages. Ça induit un stress supplémentaire.

Un autre phénomène récent, qui peut expliquer la baisse du taux de réussite des penaltys, c’est l’utilisation des statistiques détaillées. En 2010, quatre hommes ont contacté l’équipe nationale des Pays-Bas pour lui vendre des données sur les préférences des tireurs adverses. C’était dans la foulée de Moneyball. À l’époque, cette approche était considérée comme révolutionnaire.

Aujourd’hui ? Toute équipe respectable possède ces informations, et s’en sert. Ça peut nuire aux chances de réussite des tireurs, de la même façon qu’un frappeur, au baseball, peut être désavantagé par une défense spéciale déployée contre lui. D’où l’importance, pour les tireurs, de diversifier leur arsenal et de s’exercer à leur art.

Avant d’arriver au Qatar, l’entraîneur-chef de l’Espagne, Luis Enrique, a fait prendre 1000 tirs à ses joueurs. « Je ne crois pas que les tirs de barrage soient une loterie. Ce sont des compétences spécifiques. Si vous vous entraînez souvent, vous améliorerez ces compétences », a-t-il expliqué.

Ça peut même aller jusqu’à répéter la marche vers le point de penalty, explique l’auteur Ben Lyttleton, dans le dernier numéro de Sports Illustrated. C’est un sujet qu’il maîtrise bien ; il était l’un des auteurs de l’étude remise aux Pays-Bas à la Coupe du monde de 2010.

Dans son article, il rappelle que l’entraîneur-chef de la Corée du Sud à la Coupe du monde de 2002, Guus Hiddink, avait demandé à ses joueurs de simuler la marche vers le point de penalty avant un match important. Le lendemain, les Coréens ont gagné 5-3 aux tirs de barrage. La semaine dernière, on a vu des joueurs des Pays-Bas tenter de déranger un Argentin dans sa marche. Cette action a d’ailleurs valu un carton jaune à Denzel Dumfries.

Le penalty n’est donc pas qu’un coup de chance, comme le font valoir ceux qui le ratent. C’est une habileté qui peut et qui doit être développée. Comme l’explique si bien Ben Lyttleton : « L’entraînement ciblé et l’accent mis sur la psychologie ne peuvent pas garantir le succès. Mais ils amélioreront les chances d’une équipe de gagner. »