L’ignorance, c’est pratique. Surtout pour un athlète ou un entraîneur qui souhaite éviter les controverses. Plaidez votre méconnaissance, affirmez que vous ne lisez pas les journaux, et tout le monde vous laissera tranquille.

Ça fonctionne. Très bien, même. Des patrons d’équipes de la Ligue nationale de hockey s’en font même une fierté. Des exemples ?

Jacques Martin, entraîneur-chef du Tricolore, en 2011 : « Je n’écoute pas les médias, je ne lis pas les journaux. »

Claude Julien, alors coach des Bruins de Boston, en 2011 : « Je ne lis pas les journaux. Je me tiens loin des émissions de sports, et je demande au responsable des médias de ne pas m’apporter les journaux. »

Marc Bergevin, directeur général du Tricolore, en 2014 : « Je ne regarde pas la télévision et je ne lis pas les journaux. Je ne suis pas ici pour gagner un concours de popularité. »

Alain Vigneault, alors que des équipes refusaient de jouer pour protester contre un incident de brutalité policière envers un Noir, en 2020 : « Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans le monde extérieur. Nous vivons dans une bulle, je m’investis 24/7 auprès de mon équipe, je travaille 20 heures par jour pour préparer notre groupe. Je ne suis pas sur Twitter, je n’ai pas lu un seul article de sport ou sur un autre sujet depuis je ne sais plus quand. »

Connaissez-vous un autre milieu de travail qui valorise autant le manque de curiosité ?

Moi non plus.

Vous vous doutez bien que la plupart d’entre eux exagèrent. Bien sûr qu’ils s’informent. L’ignorance, ici, est simplement un pare-feu derrière lequel ils se réfugient lorsqu’il y a de la chaleur. La formule a fait ses preuves. Tout le monde s’en accommode, surtout les organisations.

Jusqu’à ce que quelqu’un sorte du rang.

* * *

Samedi, Carey Price a fait un geste étonnant pour un joueur du Canadien. Il a affiché ses couleurs politiques. C’est loin d’être dans les habitudes de la maison. Il s’est prononcé contre le projet de loi C-21 sur le contrôle des armes à feu. Dans le même message, publié sur Instagram, il a également affirmé son soutien à la CCDAF, un lobby proarmes qui offre à ses membres des rabais s’ils utilisent le code promotionnel POLY. Comme dans Polytechnique, l’université montréalaise où un homme a assassiné 14 femmes, il y a 33 ans ce mardi. Une idée abjecte, répugnante, ignoble.

Cette sortie publique de Carey Price a dérangé un grand nombre de ses partisans et bousculé son employeur. Le Tricolore a d’abord cherché à protéger son gardien. Comment ? En plaidant son ignorance.

La présidente, sports et divertissement du Groupe CH, France Margaret Bélanger, a écrit lundi à Radio-Canada que Price « n’était pas au courant des évènements tragiques du 6 décembre 1989 ni des récentes initiatives marketing de la coalition [CCDAF] ». L’entraîneur-chef Martin St-Louis a ajouté : « Je ne pense pas que Carey est au courant de toute l’histoire qui s’est passée. Les gens en dehors du Québec, je ne suis pas sûr qu’ils savent tout ça. » D’autant que Price n’avait que 2 ans à l’époque, a-t-il précisé. Le défenseur Joel Edmundson a pour sa part indiqué qu’« aucun d’entre nous n’est vraiment au courant de ce qui s’est passé il y a 30 ans. L’anniversaire approche, et pour être honnête, c’est du nouveau pour nous tous. »

S’il vous plaît, pardonnez à Carey sa méconnaissance de l’histoire.

Sauf que…

Sauf que Carey Price n’a visiblement pas apprécié qu’on parle en son nom. Ni de passer pour un ignorant ou pour un homme déconnecté de la société dans laquelle il vit depuis 15 ans. Mardi matin, il a lui-même rectifié le tir. Pas par l’entremise du Canadien. Sur son propre compte Instagram. « En dépit d’une déclaration précédente, a-t-il écrit, j’étais bel et bien au courant de l’existence de la tragédie. Je fais partie de la communauté montréalaise depuis 15 ans, et je comprends l’importance de cette journée au sein de la communauté.

« Je maintiens les opinions que j’ai partagées. Je reconnais que l’amplification de toute conversation autour des armes à feu, cette semaine, peut avoir bouleversé les personnes les plus affectées par les évènements de 1989, et je m’excuse auprès d’elles. »

Sur Twitter, Price a également précisé qu’il était en désaccord avec le code promotionnel de la CCDAF. Mais il n’a pas suivi la trame narrative du Canadien et ne s’est pas réfugié derrière le paravent de l’ignorance.

* * *

Cette histoire fait mal paraître beaucoup de gens.

D’abord, les dirigeants du Canadien. Leur ligne de communication a été déconstruite par leur joueur vedette. Ils tireront assurément des leçons de cette crise.

Depuis les années 1980, la presque totalité des hockeyeurs restait politiquement neutre. C’était facile à gérer. La donne a changé. Les millénariaux et les Z sont plus politisés, plus mobilisés et plus éduqués que les joueurs des générations précédentes. D’ailleurs, près de 350 joueurs de la LNH, la saison dernière, étaient d’anciens étudiants universitaires.

Leur tribune sur les réseaux sociaux est importante. Parfois même plus vaste que celle de leur équipe. Plusieurs athlètes comptent s’en servir. Depuis trois ans, on les a entendus se prononcer pour ou contre Donald Trump, pour ou contre la vaccination, pour la défense des droits de la communauté LGBTQ+ ou contre la brutalité policière envers les Noirs. Au Qatar, il y a deux semaines, c’était même à se demander si nous assistions à un congrès politique ou à une Coupe du monde de soccer.

La prise de parole des athlètes n’est pas qu’une mode passagère. C’est un phénomène qui est là pour de bon.

Ce ne sera pas aux joueurs de s’adapter, mais aux organisations. Le Canadien a assurément voulu bien agir et protéger Carey Price en clamant son ignorance. Or, cette stratégie a échoué lorsque Price l’a contredite. C’est devenu, pour le Tricolore, un cauchemar de relations publiques. Pariez que la prochaine fois, ce sera géré différemment.

Carey Price sort lui aussi écorché par cette histoire. Sa position a choqué une partie importante de ses fans. Son appui à la CCDAF, la semaine de commémoration du drame de Polytechnique, manquait nettement de sensibilité. Soyez certains que ses coéquipiers – dont certains ont aimé son statut initial sur Instagram – en tireront également des leçons.

Non, les hockeyeurs n’ont pas à se taire. Ils ne sont pas des demi-citoyens. Ils peuvent, comme tous les autres citoyens du pays, participer au débat public. Mais ils doivent être conscients que leur grande notoriété s’accompagne de grandes responsabilités, notamment celle de bien maîtriser tous les aspects du dossier. Ils doivent ensuite être prêts à affronter la déception de leurs partisans, le mécontentement de leur employeur et la colère de leurs opposants politiques. La vague peut être forte. Elle peut même vous engloutir.

Carey Price a réussi à promouvoir sa cause.

Mais en sort-il vraiment gagnant ?

J’en doute fortement.