Bien que notre devise soit « Je me souviens », nous avons la mémoire courte. Un exemple : saviez-vous que pendant un demi-siècle, le baseball était le sport le plus populaire au Québec ?

Nos ancêtres trippaient sur le baseball. Très, très fort. C’est par milliers qu’ils envahissaient les parcs, la fin de semaine, pour encourager les Mascottes de Montréal, les Athlétiques de Québec ou les Cubs de Drummondville. Les meilleurs joueurs de la province étaient adulés comme des vedettes de cinéma. Pas étonnant d’ailleurs que dans le roman Les Plouffe, campé en 1938, Guillaume souhaite devenir baseballeur, et non hockeyeur.

Exceller au baseball, c’était un passeport pour la gloire. Et la plus belle scène pour briller, c’était la Série mondiale. C’était l’évènement de l’année. Pas juste dans le sport. Dans toute la société nord-américaine.

Les amateurs de sports d’ici désiraient tout savoir des matchs. Pas le lendemain, dans le journal. Là. Tout de suite. Maintenant. Or, c’était avant l’internet. Avant la télé. Avant la radio, même, pour les premières éditions. Comment satisfaire leur enthousiasme ?

En 1915, La Presse – « toujours désireuse de renseigner le public » – s’abonne à un service télégraphique spécial. « Un fil direct reliant Philadelphie et Boston à notre bureau nous permettra d’afficher le score de chaque inning aussi rapidement que la chose est possible. Les fervents de baseball voudront se rendre en face de La Presse pour avoir les premières nouvelles de ces parties qui passionnent tout le continent », annonce la direction du journal.

L’initiative fait fureur.

Le jour du premier match, « plusieurs milliers » de Montréalais se rassemblent à l’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Saint-Jacques pour suivre le déroulement de la partie en temps réel. Des dizaines de personnes en font autant devant l’Eaton’s Shoe Market, rue Sainte-Catherine, ou au Château Frontenac, à Québec, deux institutions qui possèdent elles aussi un service de télégraphie.

En 1924, ce sont les propriétaires de l’Aréna Mont-Royal – domicile du Canadien – qui réussissent un coup de circuit. Ils importent une technologie révolutionnaire qui vient d’éblouir les spectateurs du Madison Square Garden.

Le Play-O-Graph.

C’est quoi ?

ARCHIVES MONUMENT NATIONAL

Une publicité du Monument-National montrant le Play-O-Graph

C’est un tableau géant, haut d’environ cinq mètres, sur lequel tous les coups de la partie sont « fidèlement reproduits, deux minutes à peine après avoir été exécutés sur le terrain ». Le jour du premier match de la Série mondiale, près de 1000 Montréalais se déplacent sur l’avenue du Mont-Royal pour voir cette curiosité. L’objet fascine, et séduit. Peu après, le théâtre Orpheum en acquiert un. Le Monument-National aussi. Au début des années 1930, les propriétaires des Royaux de Montréal en installent un dans la salle d’exposition du stade Delorimier. « Les joueurs sont disposés sur le losange, et on peut les voir arrêter les balles dans toutes les directions », s’enthousiasment les promoteurs.

C’est bien excitant, tout ça. Mais le summum, ça reste de se rendre aux États-Unis pour assister en personne à la finale. La Série mondiale, c’est l’évènement m’as-tu-vu de l’année. Les gens d’affaires, les politiciens, les partisans, les vedettes du cinéma, de la musique et du sport s’arrachent les rares billets. Ceux qui ont la chance d’en trouver le claironnent, et font l’objet d’articles dans les journaux locaux. C’est le cas, en 1913, lorsque deux joueurs du Canadien, Newsy Lalonde et Didier Pitre, font le voyage en voiture jusqu’à New York avec leur ancien coéquipier Joseph Cattarinich et le futur entraîneur-chef du club, Léo Dandurand.

PHOTO ARCHIVES LA PATRIE

La Patrie publie, en 1913, une photo de cinq Montréalais qui assistent à la Série mondiale. Parmi eux, les hockeyeurs Harry Hyland et Newsy Lalonde, et le futur entraîneur-chef du Canadien Léo Dandurand. Didier Pitre et Joseph Cattarinich sont aussi du voyage.

Dans les décennies suivantes, Dandurand deviendra un habitué de la Série mondiale. Peut-être y a-t-il croisé un autre fidèle de la classique automnale : Maurice Duplessis.

L’ancien premier ministre du Québec est alors un des plus grands mordus de baseball de la province. C’est lui qui a accordé les fonds pour construire les stades municipaux de Québec et de Trois-Rivières – les mêmes dans lesquels évoluent aujourd’hui les Capitales et les Aigles.

En 1956, Le Petit Journal raconte que « M. Duplessis manque rarement une Série mondiale. Il profite de ce temps pour prendre ses vacances. C’est dire que le premier ministre sera à New York, de même qu’à Milwaukee, si les Braves remportent le championnat de la Ligue nationale. M. Duplessis sera accompagné de quelques intimes ». Parmi eux, son successeur à la tête de l’État, Paul Sauvé.

C’est justement dans les années 1950 que la Série mondiale atteint des sommets de popularité chez nous. Pourquoi ? Parce que la majorité des joueurs des Dodgers de Brooklyn, plusieurs fois finalistes, sont passés par le club-école de l’organisation, à Montréal. La finale de 1955, entre les Dodgers et les Yankees, est particulièrement suivie. Les parties font la manchette de La Presse. Pas dans la section des sports. À la une du journal, avec jusqu’à trois photos d’action. « La Série mondiale est le plus grand des évènements sportifs en Amérique », s’emballe le journal.

Quelques années plus tard, les Expos s’installeront en ville. Malheureusement, en 35 saisons, ils n’atteindront jamais la Série mondiale.

Ça, c’était au Québec. Maintenant, imaginez l’engouement pour la Série mondiale aux États-Unis.

C’est ce que propose le journaliste Tyler Kepner dans son nouvel essai, The Grandest Stage. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Kepner est le correspondant national de baseball pour le New York Times. Il est un conteur remarquable. Mon journaliste sportif américain préféré. Son bouquin précédent, K : A History of Baseball in Ten Pitches, était le meilleur livre de balle que j’avais lu depuis Moneyball. The Grandest Stage est tout aussi bon. Peut-être même meilleur.

Tyler Kepner ne raconte pas l’histoire de la Série mondiale de façon linéaire. Il zigzague d’une édition à une autre, d’une décennie à une autre, en se laissant porter par les anecdotes recueillies auprès d’une centaine de joueurs et entraîneurs. Parmi les interviewés, on retrouve autant des légendes, comme Mike Schmidt, Reggie Jackson et Madison Bumgarner, que d’obscurs releveurs qui se sont retrouvés sous les projecteurs dans un match critique. À travers un chapelet de témoignages savoureux, Kepner relate sa propre expérience, comme partisan des Phillies de Philadelphie, lors de la finale de 1983. Un récit brillant.

Comme bien des amateurs de baseball, Tyler Kepner est un grand romantique. Mais un romantique réaliste. Lui aussi constate le déclin de la Série mondiale. La sixième partie de la finale de 1980, souligne-t-il, a été regardée par 55 millions de téléspectateurs. Celle de 2021 ? Par 14 millions de personnes. Le baseball majeur – jadis symbole de modernité – ne s’est pas aussi bien adapté que la NFL aux nouveaux modes de communication.

Les bulletins spéciaux devant La Presse ont disparu. Le Play-O-Graph aussi. Et les vedettes ne pavanent plus dans les stades avec leurs plus belles fourrures. Heureusement, il nous reste du bon baseball à la télévision, et les récits de Tyler Kepner.

The Grandest Stage : A History of The World Series

The Grandest Stage : A History of The World Series

Doubleday

336 pages