Oui, il y a ces 20 titres du Grand Chelem, ces matchs d’anthologie contre Rafael Nadal et Novak Djokovic, ces coups magiques réalisés avec pureté et conviction...

Mais il y a d’abord l’homme. Un champion unique, conscient de sa place immense dans le sport professionnel et fier de l’assumer avec panache, générosité et élégance.

Élégance sur le terrain, élégance hors du terrain. C’est ainsi qu’on peut résumer la formidable carrière de Roger Federer.

Une anecdote : en août 2017, Federer participe aux Internationaux de tennis du Canada à Montréal. Au cours des semaines précédentes, il s’est plusieurs fois exprimé sur la blessure à un genou qui lui a fait rater la deuxième moitié de la saison précédente. On l’aurait compris de rouler les yeux en entendant une autre question à ce sujet.

Pas du tout. Federer répond avec générosité, ouvrant même une fenêtre sur un sentiment profond : « En plus de la douleur, j’avais peur de l’inconnu... »

C’était sa façon de rappeler que, malgré sa gloire et sa fortune, il était un être humain comme les autres, parfois habité par le doute. Je me souviens avoir été ému en l’écoutant.

Cette semaine-là, ses entrevues d’après-match sont vite devenues incontournables. Il s’est notamment exprimé sur les défis rencontrés par les meilleurs joueurs de la relève pour atteindre le sommet du tennis. Ce faisant, il a aussi révélé une clé de sa réussite.

Il faut aimer être le centre d’attention. Ce n’est pas une mauvaise chose que les gens parlent de toi. Tu peux prendre ça comme quelque chose de positif. Et après, il faut gérer les moments, vouloir jouer sur le central, vouloir jouer contre les meilleurs, faire ses preuves, ne pas avoir peur de ces moments.

Roger Federer

Gérer les moments, ne pas en avoir peur. À ce chapitre, Federer est une référence. Parce qu’il a su s’adapter, spécialement lorsqu’il s’est hissé une première fois à la tête du classement des joueurs. « Dès qu’on devient numéro un mondial, on doit porter ce sport jusqu’à un certain point, disait-il. [...] J’ai pris conscience à ce moment-là que les gens accordaient de l’importance à mon opinion. »

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J’ai couvert quelques matchs de Federer au fil des années. Et je n’ai jamais autant admiré sa maîtrise de soi qu’en finale des Jeux olympiques de Londres, à Wimbledon, en 2012.

Andy Murray était son adversaire. Même si Federer était le roi du gazon londonien, les spectateurs n’en avaient que pour leur compatriote. Au point où les fautes directes de Federer étaient applaudies avec enthousiasme, un comportement décevant.

Après sa défaite, Federer est resté diplomate, comme à son habitude. « L’ambiance était différente, plus patriotique, a-t-il simplement dit. Mais cela n’explique en rien ma défaite. Andy a été formidable. »

PHOTO ADRIAN DENNIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Rafael Nadal et Roger Federer au tournoi de Wimbledon en juillet 2019

Cette capacité à survoler les controverses est une marque de commerce de Federer. Il l’a démontré en janvier 2012 lorsque Rafael Nadal lui a reproché de ne pas s’engager suffisamment dans la défense des droits des joueurs, aux prises avec un calendrier ultrachargé.

« J’adore le tennis, avait dit Nadal. Ce sport m’a valu un style de vie formidable. Mais terminer sa carrière avec des douleurs partout dans le corps, est-ce positif ? Federer se retirera peut-être frais comme une rose, mais ce ne sera pas mon cas, ni celui de Djokovic ou de Murray. »

Interrogé sur cette déclaration ayant provoqué un grand émoi, Federer avait simplement répondu que Nadal demeurait son ami et qu’il mangerait en sa compagnie à la première occasion.

Pas question pour lui d’alimenter une brouille avec son grand rival. Les liens entre les deux hommes se sont ensuite raffermis de manière marquée.

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La passion de Federer pour le tennis va bien au-delà de ses propres performances. Ainsi, lors de son séjour à Montréal en 2017, c’est lui qui a demandé une rencontre avec Félix Auger-Aliassime, qui amorçait sa carrière.

Guillaume Marx, alors l’entraîneur du jeune Québécois, m’avait expliqué que cela n’était guère étonnant.

Federer s’intéresse aux résultats jusque dans les petites catégories. C’est assez hallucinant. Il connaît les noms de ceux qui percent, regarde des vidéos de leurs matchs et veut les rencontrer.

Guillaume Marx, ex-entraîneur de Félix Auger-Aliassime

Cette appréciation est validée dans une récente biographie de Federer, intitulée à juste titre The Master. L’auteur, le journaliste Christopher Clarey, rapporte cette déclaration de son ancien entraîneur Paul Annacone : « La raison pour laquelle Roger est si intéressant est parce qu’il est si intéressé. »

Dans un univers où on est constamment le centre d’attention, demeurer ouvert aux autres est aussi un tour de force.

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On ne compte plus les exploits de Federer. Son retour à l’avant-scène après avoir été tenu à l’écart du jeu durant six mois en 2016 compte parmi ses plus grands. Une retraite bien méritée semblait dans les cartes. Il était âgé de 35 ans et son palmarès affichait 17 titres du Grand Chelem.

Mais non. Federer est revenu au jeu et a ajouté trois victoires dans les championnats majeurs, signe d’une détermination exceptionnelle.

La retraite de Federer marque la fin d’une époque. Est-il le meilleur joueur de tennis de l’histoire ? Quelle est sa place dans la liste des plus grands athlètes de tous les temps ? Voilà des débats intéressants !

Mais au moment où il annonce sa retraite, ses remarquables performances sportives composent une seule partie de l’équation. La manière dont il s’est comporté durant toutes ces années demeurera à jamais un modèle.

Sous cet aspect, il me rappelle un ancien joueur de hockey qui a marqué notre histoire, lui aussi reconnu pour son élégance à tous les égards.

Dans une perspective bien québécoise, on peut avancer que Roger Federer est le Jean Béliveau du tennis.