Oui, c’était bien plus que du hockey.

C’était un affrontement entre deux modes de vie, deux systèmes politiques, deux manières de concevoir le monde.

Nous étions alors en pleine guerre froide, même si une certaine détente entre les pays du bloc de l’Ouest, dont le Canada faisait partie, et ceux de l’Est, menés par l’URSS, abaissait légèrement la tension nucléaire.

Car c’est bien de ça qu’il s’agissait : la crainte de l’utilisation de l’arme atomique, la perspective du déclenchement de la Troisième Guerre mondiale qui laisserait le monde en ruine.

Nous ne connaissions presque rien des Soviétiques, sauf leur mépris des libertés individuelles et leur amour du hockey. Au cours des années précédentes, le père David Bauer, expert du hockey international, nous avait pourtant mis en garde : attention, les Soviétiques sont excellents !

Mais le père Bauer, alors une sommité sportive au Canada, n’exagérait-il pas un peu ? Les Soviétiques étaient sûrement bons, mais impossible pour eux de rivaliser avec nos « stars », les Phil Esposito, Ken Dryden, Yvan Cournoyer et compagnie…

Il n’empêche, et le souvenir m’habite toujours aussi puissamment 50 ans plus tard, que nous éprouvions une certaine appréhension.

Si l’URSS nous menaçait sur le plan militaire, peut-être en ferait-elle autant sur la patinoire. J’avais alors 12 ans, le hockey était au cœur de mon existence, et j’attendais cette série de huit matchs avec fébrilité.

La suite des choses est gravée dans ma mémoire. Il suffit d’un peu d’imagination pour me retremper dans l’ambiance de l’époque, assis sur le petit canapé du « boudoir » de la maison, à regarder les matchs et revivre les émotions qui m’ont alors frappé.

Ces souvenirs précis n’ont rien d’exceptionnel. Beaucoup de gens de ma génération peuvent en raconter leur version qui, j’en suis convaincu, ne différera guère de la mienne.

Cette série, nous l’avons en effet vécue ensemble, d’un océan à l’autre : la même sensation d’avoir été victime d’un knock-out après le premier match au Forum de Montréal, le même émerveillement devant les prouesses des Soviétiques, les mêmes frustrations devant les ennuis de « notre » équipe, les mêmes cris de joie lors du but le plus célèbre de l’histoire sportive canadienne, celui de Paul Henderson le 28 septembre, en fin d’après-midi, heure du Québec.

La victoire, oui, mais surtout le soulagement. Un immense soulagement.

En 1972, les joueurs des différentes équipes de la LNH se côtoyaient peu. Plusieurs passaient l’essentiel de leur carrière avec la même organisation. Ils ne se réunissaient pas pour planifier la stratégie de renouvellement de leur convention collective, ils ne participaient pas à des tournois internationaux.

Leur seule occasion de fraterniser était le match des Étoiles, un moment trop vite passé pour créer des liens. Quant aux adversaires les plus redoutables, ils étaient carrément des ennemis. Et voilà que, sans avertissement ou presque, on leur enfilait un gilet du Canada sur le dos en leur disant de se battre ensemble pour l’honneur du pays.

Ce ne fut pas facile, mais ils y sont parvenus. Ils ont ainsi montré les plus belles facettes du hockey canadien avec, au premier plan, cette extraordinaire détermination, cette capacité à se battre jusqu’au bout et à tout donner pour la victoire.

Chaque médaille a cependant ses deux côtés. Cette série fut aussi l’occasion de dévoiler à la face du monde le pire de notre hockey : une brutalité excessive, un manque de fair-play et des comportements grotesques.

On l’oublie aujourd’hui, mais l’équipe canadienne a été sévèrement critiquée dans les médias en septembre 1972, notamment après les deux matchs « amicaux » contre la sélection nationale suédoise, intercalés entre les affrontements au Canada et en URSS. Les joueurs canadiens ont alors multiplié les gestes violents.

Tout cela a aussi retenti sur la scène médiatique, entraînant une libération de la parole. Dans un texte publié à cette époque dans Le Soleil, le chroniqueur Claude Larochelle explique que les journaux ont affiché, en décrivant le comportement de certains joueurs canadiens en Suède, « une vérité et une insolence crues, jamais vues dans le journalisme sportif canadien ».

C’est difficile aujourd’hui d’expliquer à quel point le huitième match de la série, avec ce but vainqueur de Henderson dans la dernière minute de jeu, a marqué les esprits. Après deux périodes, un certain fatalisme s’était installé. Les Soviétiques menaient 5-3 et, avec cette belle avance, on les imaginait mal perdre une troisième rencontre de suite.

Des années plus tard, quand j’ai évoqué ce moment avec Serge Savard, il a eu ce commentaire qui me fascine encore aujourd’hui. « On devait penser positivement. S’apitoyer sur notre sort n’aurait servi à rien. On s’est simplement dit qu’on devait inscrire le prochain but. On verrait ensuite… »

Ne pas se projeter trop loin dans le temps, vivre le moment présent, atteindre un objectif à court terme et bâtir là-dessus… Aujourd’hui, des psychologues sportifs répètent ce message aux athlètes d’élite quand les choses vont mal. En 1972, au Canada, cette spécialité n’existait pas. Mais Savard et ses coéquipiers ont intuitivement compris qu’il s’agissait de la seule approche possible.

Équipe Canada a marqué cet essentiel « prochain but ». Et les deux suivants aussi, transformant ce 28 septembre 1972 en journée historique au Canada.

C’était il y aura bientôt 50 ans et je me vois encore, debout devant la télé familiale, fou de bonheur.

La série terminée, l’URSS est subitement devenue un pays moins mystérieux pour le garçon que j’étais alors.

Bien sûr, la guerre froide se poursuivait. Mais soudainement, comme des millions de Canadiens, je connaissais et admirais des Soviétiques : Vladislav Tretiak, Valery Kharlamov, Alexander Yakushev, Vladimir Petrov… Un mois plus tôt, qui aurait pensé qu’à l’arrivée de l’hiver, on se prendrait parfois pour eux en jouant sur une patinoire extérieure ?

Cela ouvrait une fenêtre d’espoir sur l’avenir. Le hockey venait de créer un pont, étroit, certes, mais un pont tout de même entre deux pays si différents.

Oui, c’était bien plus que du hockey.