À l’intersection des rues Portage et Main, au cœur de Winnipeg, des milliers de gens accueillent avec fanfare le hockeyeur le plus dynamique de sa génération : Bobby Hull.

Nous sommes le 27 juin 1972 – il y a 50 ans aujourd’hui – et la nouvelle est maintenant officielle : le « Golden Jet » quitte les Blackhawks de Chicago et se joint aux Jets de Winnipeg, de la toute nouvelle Association mondiale de hockey (AMH). Ce circuit créé par une bande d’entrepreneurs audacieux attaque le monopole de la Ligue nationale de hockey (LNH).

Depuis plusieurs semaines déjà, les spéculations à propos de l’avenir de Hull sont nombreuses, notamment en raison de ses relations tourmentées avec la direction des Blackhawks.

Trois ans plus tôt, conscient que ses prouesses valaient d’immenses profits aux propriétaires de l’équipe, Hull a refusé d’amorcer la saison, exigeant une augmentation salariale significative. Son bras de fer a été un échec retentissant. Il est rentré au bercail les épaules basses. Ses patrons l’ont forcé à s’excuser et lui ont imposé une amende.

L’annonce du passage de Hull à l’AMH fait les manchettes aux quatre coins de l’Amérique. Sa popularité est immense. Aucun joueur de hockey ne s’est retrouvé plus souvent en page couverture de l’hebdomadaire Sports Illustrated, alors le média sportif de référence aux États-Unis.

Ses puissants tirs frappés sont sa marque de commerce. Mais il y a plus : Hull est une star de première dimension et il assume ce rôle avec panache.

C’était avant, bien sûr, que des allégations de violence conjugale montrent un aspect terrible de sa personnalité, entachent sa réputation et ternissent de manière durable son héritage.

Mais à l’époque, Hull est le candidat idéal pour devenir le « visage » de l’AMH : sa présence convaincra les amateurs que la ligue est sérieuse et incitera d’autres joueurs de la LNH à faire le saut.

En plus de lui consentir un salaire annuel de 250 000 $, l’AMH accorde une prime de signature de 1 million à Hull. Toutes les équipes du circuit sont mises à contribution pour réunir cette somme. C’est ainsi que, par une belle journée d’été, Hull devient membre des Jets, acclamé par les fans d’une ville dans laquelle il n’avait encore jamais mis les pieds.

On pourrait croire que l’histoire s’arrête là. C’est le contraire. Le transfert de Hull à l’AMH déclenche les hostilités entre les deux ligues. Jusque-là, la LNH ne croyait pas le jeune circuit capable de la déstabiliser et, surtout, de mettre en péril son modèle d’affaires fondé sur la « clause de réserve ».

Cette clause, incorporée dans les contrats de tous les joueurs, les privait de toute autonomie. Ils étaient donc à la merci de leurs patrons durant l’ensemble de leur carrière.

Plusieurs équipes de la LNH, habituées à leur position de force, menacèrent leurs joueurs au cours des semaines suivantes. Ainsi, les Red Wings de Detroit envoyèrent ce message à certains d’entre eux : « Nous avons entendu des rumeurs selon lesquelles vous auriez signé, ou seriez sur le point de signer, un contrat avec une autre équipe de hockey. Si cela est vrai, nous vous suggérons de consulter immédiatement un avocat de façon à bien comprendre vos obligations envers notre équipe. »

Malgré ce contexte chaud, plusieurs joueurs font le saut vers l’AMH. Parmi eux, le défenseur Jean-Claude Tremblay quitte le Canadien de Montréal et se joint aux Nordiques de Québec.

Mais pour la LNH, le cas de Hull est le plus significatif. C’est autour de lui que s’articule le recours judiciaire qui s’annonce déterminant pour la suite des choses.

Par mesure de prudence, l’AMH demande à Hull de ne pas participer aux matchs aussi longtemps que la cause ne sera pas réglée. Le 8 novembre 1972, le juge Leon Higginbotham rend une décision historique dans un tribunal de Philadelphie. Il interdit l’utilisation de la « clause de réserve », ce qui permet à Hull d’endosser l’uniforme des Jets.

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Bobby Hull (à droite) dans l’uniforme des Jets de Winnipeg lors d’un match contre les Nordiques de Québec au Colisée, le 5 avril 1975

Le juge distribue aussi les reproches à la LNH. Dans les documents déposés en cour, la ligue a notamment fait valoir ses investissements importants dans le développement du hockey.

La réplique de Higginbotham est incisive : « En lisant les hommages qu’ils se rendent à ce sujet, on pourrait croire que cet argent n’a été dépensé que pour l’honneur et la gloire du hockey amateur et des ligues mineures. Les motifs de la LNH n’étaient pas si nobles : ces dépenses étaient nécessaires pour conserver leur monopole. »

La création de l’AMH et la fin de la « clause de réserve » modifient en profondeur le hockey professionnel. Désormais, les joueurs profitent d’un réel pouvoir de négociation.

Au cours des saisons suivantes, les salaires augmentent à une vitesse folle dans les deux ligues. La concurrence entre les circuits enrichit les joueurs.

Au début des années 2010, en préparant mon livre Le Colisée contre le Forum, dans lequel je raconte ces évènements, j’ai interviewé Réjean Houle, qui est passé du Canadien aux Nordiques avant la deuxième saison de l’AMH (il est retourné avec le Canadien trois ans plus tard). Il m’a expliqué à quel point l’arrivée de l’AMH avait transformé l’avenir des joueurs.

« Les langues ont commencé à se délier, me dit-il. Auparavant, c’était un sujet tabou dans le vestiaire. Les jeunes joueurs étaient les moins gênés d’aborder cette question. Chez le Canadien, on savait tous que Jean-Claude Tremblay avait obtenu un très bon contrat des Nordiques.

« Nous pouvions désormais nous comparer les uns aux autres, on savait que tel joueur avait obtenu un boni, tel autre une grosse augmentation. Avant, nous étions enfermés dans un carcan. Nous obtenions maintenant la possibilité de véritablement négocier notre salaire. Ce fut la première avancée majeure pour les joueurs, une grande délivrance pour les gars de mon époque. »

Le juge Higginbotham a été oublié par l’histoire du hockey. Mais son jugement du 8 novembre 1972, dans lequel il a déclaré illégale la « clause de réserve », a représenté une victoire épique pour les joueurs.