En mai 2000, il y a 22 ans, mon père et mon petit frère sont allés se recueillir sur le cercueil de Maurice Richard, qui était exposé en chapelle ardente au Centre Molson (devenu Centre Bell). Ils n’avaient pas prévenu ma mère, qui s’est demandé toute la journée où ils étaient passés. À leur retour, elle leur a lancé :

— Quand je pense qu’on doit vous tordre le bras pour aller dans les funérailles de la parenté !

Cette dévotion envers le Canadien de Montréal nous a toujours fait un peu rigoler, ma mère et moi, qui avons subi les matchs, les hurlements, les jurons, les espoirs, les déceptions et les joies de ces deux toqués de hockey.

Alors quand mon frère m’a proposé d’aller voir Guy Lafleur en chapelle ardente au Centre Bell dimanche, je lui ai d’abord suggéré d’inviter son grand ami avec qui il parle quotidiennement du CH au téléphone. Mais j’ai vite compris qu’il s’agissait d’une communion familiale et d’un hommage à notre défunt père, donc j’ai dit oui.

Mon père était beaucoup trop jeune pour avoir vu jouer le Rocket dans ses meilleures années, mais il tenait à vivre avec son fils ce moment solennel et cette passation du flambeau. Mon frère était au berceau quand Guy Lafleur dominait les années 1970, mais il sait que cet homme était probablement le plus grand héros de notre père.

Mes premiers souvenirs de hockey remontent précisément au Démon blond. Les cris dans chacune des chaumières de la rue en feu quand Guy comptait un but, le droit de me coucher tard pendant les séries parce que, de toute façon, mon père et mes oncles faisaient un boucan d’enfer les soirs de match. N’empêche, je réussissais à dormir, et je dois sûrement au hockey mon sommeil imperturbable et légendaire.

J’avais 5 ou 6 ans, c’était le seul joueur que je pouvais reconnaître sur la glace, sur notre petit écran de télé très loin de la « haute définition », parce qu’il ne portait pas de casque. Je n’arrêtais pas de demander à mon père où était Guy quand je ne le voyais pas.

— Il ne peut pas tout le temps être là, me répondait-il, en retenant son exaspération.

Pour sûr que Guy Lafleur était son héros. Mon père se coiffait comme Guy, s’habillait comme Guy, souriait comme Guy, fumait comme Guy et n’a jamais voulu porter de casque. Il devait y avoir une sorte de mimétisme, car chaque fois que je voyais Guy Lafleur, je trouvais qu’il ressemblait à mon père.

Guy ! Guy ! Guy !

Le prénom Guy est très courant au Québec, mais comme nom de famille, beaucoup moins. Depuis mon enfance, des petits comiques me crient de temps en temps « Guy ! Guy ! Guy ! ». Quand je devais par exemple monter sur une scène à l’école, ou lorsque je réussissais à attraper une balle au baseball. On me l’a même servi la semaine dernière quand j’ai gagné le prix Jules-Fournier, ce qui se mêlait aux hommages à Guy Lafleur qui venait de nous quitter.

Dans la longue file d’attente devant le Centre Bell, sous le magnifique soleil de mai, mon frère et moi avons tapé dans nos mains avec tout le monde en criant « Guy ! Guy ! Guy ! », un sourire en coin. On a toujours entendu ça de façon un peu personnelle. Même si la chapelle ardente était ouverte au public pendant deux jours, mon frère a insisté pour être là dès le début de la procession, avec les fans les plus dévoués. Nous avons fait la queue pendant deux heures, entourés de gens de toutes les générations. « Aucun autre joueur ne m’a fait sauter au plafond comme lui », m’a dit un monsieur qui portait fièrement son chandail du célèbre numéro 10.

Pour mon frère, dont la gravité est manifeste dès qu’il est question du Canadien, Guy Lafleur est probablement le dernier joueur de l’histoire du CH qui peut susciter un tel déplacement de foule à sa mort. Peut-être un jour Patrick Roy, son idole de jeunesse. Il n’y a presque plus de joueurs qui proviennent du Québec dans l’équipe, qui comprennent dans leurs tripes la religion de la sainte Flanelle, croit-il.

La disparition de Guy Lafleur marque vraiment la fin d’une époque, et d’un certain Québec.

Les gens sont devenus silencieux en entrant dans le Centre Bell transformé en chapelle ardente, et illuminé comme tel, avec une douce musique en toile de fond. Contrairement à Maurice Richard, le cercueil était fermé, mais entouré des trophées gagnés par Lafleur, et notamment la coupe Stanley, que le CH n’a pas soulevée depuis 1993.

« Profitons-en, c’est peut-être la seule fois qu’on pourra la voir chez nous », a murmuré mon voisin.

Nous avons marché devant les trophées et le cercueil, offert nos condoléances à la famille, on sentait l’émotion dans l’air. Cela n’a pris qu’une minute, par respect pour les milliers de personnes qui attendaient derrière nous. Mon frère s’est excusé de m’avoir imposé deux heures de piétinements pour une minute de présence, mais pour moi, c’était deux heures ensemble à se raconter des anecdotes sur notre paternel. Nous sommes revenus en taxi parce qu’on ne sentait plus nos jambes, comme si nous avions monté les marches de l’Oratoire.

Mon frère m’a appelée plus tard pour me dire, un peu gêné, que son ami, qui avait fait sa visite en fin d’après-midi, n’avait attendu que 15 minutes pour entrer dans le Centre Bell.

— Ce n’est pas important, frérot. Nos pieds meurtris ont honoré le flambeau.