Un mardi d’hiver, en février 1970. À la table du petit-déjeuner, je demande à mes parents : « Est-ce que je pourrais y aller ce soir ? On n’est pas un vendredi, mais c’est un match spécial… »

Un « match spécial » en plein hiver ? Alors que les Remparts occupent le sommet du classement et reçoivent les Castors de Sherbrooke, une des pires équipes de la Ligue junior ? Oui ! Parce que comme tous les amateurs de sport de Québec, je sais que Guy Lafleur, « notre » Guy Lafleur, est à la portée d’un exploit considérable : marquer 100 buts en une saison.

À cette époque, les calendriers « réguliers » finissent tôt dans l’année. Les Remparts n’ont que deux matchs à disputer et Lafleur affiche 94 buts au compteur. Le défi est considérable, mais on croit fermement à ses chances d’atteindre le chiffre de 100. S’il réussit quatre buts contre Sherbrooke et deux contre le National de Rosemont deux jours plus tard au Centre Paul-Sauvé de Montréal, l’affaire sera dans le sac !

L’autorisation parentale obtenue, je débourse 50 cents pour mon billet d’admission générale et, les yeux rivés sur notre numéro 4, j’espère le feu d’artifice. Comme les 8000 autres spectateurs, je ne serai pas déçu. Lafleur inscrit trois buts dans les deux premières périodes. Un seul autre et il sera en excellente position pour achever son coup d’éclat dans cette ultime rencontre avant les séries éliminatoires.

Mais Lafleur – et c’est pourquoi il est Guy Lafleur – a une autre idée en tête : terminer le boulot devant ses partisans.

Dès le début de la troisième, il inscrit son 98but, puis son 99e six minutes plus tard. Dès ce moment, nous savons tous que l’affaire est entendue. Lafleur nous fera bientôt bondir de nos sièges, c’est écrit dans le ciel ! Et dans la 12e minute de jeu, il marque ce but historique, son sixième du match. J’étais un gamin heureux !

J’aimerais écrire que la légende de Lafleur est née ce jour-là. Mais non. Il était un héros depuis ses passages remarqués au Tournoi international de hockey pee-wee de Québec au début des années 1960. À l’âge de 12 ans, ce garçon de Thurso, en Outaouais, était déjà connu des fans de hockey de Québec, une ville qui lui entrera dans la peau. Son adaptation à Montréal, à son arrivée avec le Canadien à l’automne 1971, en pâtira d’ailleurs beaucoup.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur des Remparts de Québec en 1970.

Dans la LNH, Lafleur ne brille pas sur-le-champ. Après trois saisons, des doutes apparaissent à propos de son véritable potentiel. Les analystes les plus sévères voient en lui un bon joueur, certes, mais qui ne sera jamais une vedette.

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur, en février 1974

Le virage s’amorce en 1974-1975. Lafleur abandonne le casque protecteur, ce qui, bizarrement, coïncide avec son émergence. Il devient un marqueur de 50 buts, exploit qu’il rééditera au cours des cinq saisons suivantes. Filant crinière au vent vers le filet adverse, il devient l’attaquant le plus explosif de la LNH et un des athlètes les plus admirés du Québec.

Cette popularité n’est pas uniquement le résultat de ses performances sur la glace. Mais aussi de sa personnalité complexe et si attachante. Le mot « gentil » le décrit mieux que tout. Banal, vous dites ? Pas du tout !

Quand vous occupez une place si importante dans l’espace public, quand vos déclarations font la une des journaux, quand des enfants, des adolescents et des adultes sont émus de vous croiser et de vous demander un autographe, il faut des valeurs solides pour demeurer simple. Il faut être profondément… gentil.

Avec Maurice Richard et Jean Béliveau, Lafleur est membre d’un club sélect, celui des trois plus grandes légendes du CH. Si le Gros Bill l’a inspiré durant sa jeunesse, les deux hommes n’étaient pas faits sur le même moule.

Béliveau était tout en diplomatie, soucieux d’éviter la controverse. Dans le sens le plus noble de l’expression, il était un homme de compagnie, loyal et solide, un pilier sur lequel ses collègues s’appuyaient.

Le Rocket ? Un gars impulsif, comme Lafleur. Mais il faut être prudent en voulant comparer ces deux héros. Issu d’une nouvelle génération, Lafleur a compris l’impact des médias dans sa carrière. Il était pleinement conscient de sa place dans la société québécoise. En revanche, son impact dans l’histoire du Québec est différent de celui de Richard, porteur – malgré lui – des aspirations de nombreux francophones dans les années 1950. Mais Lafleur, avec son côté rebelle, a incité des milliers de contemporains à s’identifier à lui 20 ans plus tard.

Lafleur et ses exploits. Quelle date isoler dans cette mer d’exploits, de trophées individuels et de réussites collectives ? Le 10 mai 1979 est une excellente suggestion.

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Le 10 mai 1979, lors du septième match de la demi-finale de la Coupe Stanley contre les Bruins de Boston, Guy Lafleur a insctir le but égalisateur en fin de troisième période. Le Canadien l’a emporté en prolongation grâce à un but d’Yvon Lambert.

Ce jour-là, le Canadien reçoit les Bruins de Boston dans le septième match de la demi-finale de la Coupe Stanley. Les Glorieux sont les triples champions en titre, mais voilà que les Bruins menacent de stopper leur règne. Ils mènent 4-3 en fin de troisième période et sentent la victoire prochaine. Dans l’excitation du moment, ils se retrouvent avec trop de joueurs sur la patinoire et reçoivent une pénalité mineure. Le Canadien saisira-t-il cette occasion en or de créer l’égalité ?

Voici Lafleur qui amorce l’attaque avec une belle passe à Jacques Lemaire patinant à vive allure du côté droit. Celui-ci lui remet la rondelle en retrait et, d’un puissant tir, Guy-Guy-Guy inscrit le but égalisateur. Le Forum est en folie, le Canadien demeure vivant. En prolongation, Serge Savard réussit un jeu magnifique dans son territoire, permettant ainsi une contre-attaque : de Réjean Houle à Mario Tremblay à Yvon Lambert et le CH l’emporte !

PHOTO RENÉ PICARD, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur a remporté sa dernière Coupe Stanley, une quatrième consécutive, en 1979, contre les Rangers de New York.

L’impact de Lafleur, Lemaire et Savard a été déterminant dans cette victoire qui permet au Canadien, onze jours plus tard, de conquérir pour la quatrième fois d’affilée la Coupe Stanley. Ils l’ignoraient tous, mais ce fut leur dernier moment magique ensemble. Sur les photos prises à l’époque, on les voit heureux et souriants, comme si rien ne pouvait menacer la solidité de leurs liens.

Cinq ans plus tard, la situation a beaucoup changé. Savard est devenu directeur général du Canadien et Lemaire, entraîneur-chef. Lafleur, désormais âgé de 33 ans, n’est plus efficace comme jadis. Au cours des quatre saisons précédentes, il n’a marqué que 2 buts en 23 matchs éliminatoires. Lemaire l’utilise moins souvent et cela lui fait mal. Comme une blessure à vif qui ne se cicatrise jamais. Il aimerait que Savard et Lemaire, ses deux anciens coéquipiers avec qui il a mené tant de conquêtes, soient plus sensibles à son sort.

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

La saison 1984-1985 a été difficile pour Guy Lafleur. À 33 ans, il a ralenti et son temps de glace a considérablement diminué, une situation qui déplaît à plusieurs partisans. Il annonce sa retraite en novembre.

Hélas, la loi du sport est implacable et le temps de glace de Lafleur est charcuté. Un soir de novembre, après un match au Forum, le Canadien s’envole vers Boston où il affrontera les Bruins le lendemain. Lafleur n’est pas du voyage. Officiellement, il soigne une blessure à l’aine. La vérité, c’est que le CH est en crise : Lafleur songe à la retraite. Il n’a plus de plaisir à jouer au hockey.

Lafleur est bâti tout d’un bloc. Une décision prise, il l’assume et l’applique sur-le-champ. Le lendemain de l’affrontement à Boston, dans une conférence de presse tenue dans un restaurant du Forum, il annonce sa retraite. La nouvelle, éventée plus tôt en journée, frappe le Québec comme un coup de masse. Lafleur est un authentique héros et un héros authentique. On imagine mal le CH sans lui.

Lafleur aurait-il dû mieux mûrir une décision si tranchante ? Peut-être. Mais on ne refait pas l’histoire. Largué au service des relations publiques du Canadien par le président Ronald Corey, un rôle de représentation sans réelles responsabilités, il s’ennuie très vite.

Franc comme toujours, Lafleur ne cache pas son insatisfaction dans une entrevue percutante au journaliste Bertrand Raymond moins d’un an plus tard. Irrité par ces déclarations-choc, Corey lui demande de vider son bureau. Entre le CH et le célèbre numéro 10, le divorce est brutal. Cette journée d’automne 1985 compte parmi les plus sombres de l’histoire du Canadien.

Trois ans plus tard, Lafleur annonce son retour au jeu. Les Rangers de New York, avec à leur tête le flamboyant duo Phil Esposito (DG) et Michel Bergeron (entraîneur-chef), lui offrent cette formidable occasion. Leur camp d’entraînement s’amorce à… Trois-Rivières, ce qui pique le Canadien ! Dans le monde du sport au Québec en ce mois de septembre 1988, cette nouvelle éclipse toutes les autres.

Au cours des jours suivants, j’ai beaucoup côtoyé Lafleur, moment privilégié de ma carrière. CKAC m’avait dépêché aux États-Unis pour couvrir ses premiers matchs préparatoires. On prenait le café ensemble : « Tu sais, je veux connaître un gros début de saison… », disait-il, les yeux brillants. Lafleur était en mission.

Tout le monde avait déjà encerclé une date au calendrier : le 17 décembre. Ce soir-là, les Rangers s’arrêteraient au Forum. Ce serait le retour de l’enfant prodigue sur « sa » patinoire. Malheureusement, une fracture du pied l’empêcha de jouer.

Lafleur fut toutefois présenté à la foule avant la rencontre afin de souligner son élection au Temple de la renommée du hockey. Une longue et puissante ovation fit trembler les murs du Forum. Puis, dans un geste d’un symbolisme qui ne laissait aucune place à l’équivoque, il enfila devant 17 000 spectateurs le maillot des Rangers remis par un coéquipier. Même si Lafleur s’en défendit par la suite, ce geste était un pied de nez au Canadien. Le sens du spectacle a toujours fait partie de son arsenal.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur dans l’uniforme des Rangers, contre le Canadien au Forum, le 4 février 1989.

Sept semaines plus tard, les Rangers débarquent de nouveau à Montréal. Cette fois, Lafleur est en uniforme. Porté par les fans, il dispute un match exceptionnel, inscrivant deux buts. « C’est la première fois que je me fais marquer un but au Forum et que le marqueur reçoit une ovation debout », déclare, amusé, le gardien Patrick Roy après la rencontre.

J’ai couvert plusieurs grands moments de l’histoire du Canadien depuis 1984. Mais je n’ai jamais éprouvé une sensation aussi forte. C’était absolument magique de voir Lafleur voler ainsi sur la patinoire, savourant le plaisir retrouvé de jouer au hockey et d’en mettre plein la vue aux fans de tout le Québec.

Quand il a inscrit son premier but de la soirée, on aurait pensé que le Forum se lézarderait sous les cris. Un vieux principe du journalisme de sport dit : « Pas d’applaudissements sur la tribune de presse ! » J’ai tenu – avec difficulté – cet engagement ce soir-là. Heureusement, aucune loi non écrite n’interdit d’écraser des larmes d’émotion.

Les partisans des Nordiques auraient bien aimé que Lafleur rentre à Québec dans les années 1970 et participe à la grande aventure de l’Association mondiale de hockey. Cela ne s’est pas produit et leur déception a été immense lorsqu’il a signé un contrat de dix ans avec le CH. Mais c’est avec les Bleus qu’il terminera sa carrière, endossant l’uniforme fleurdelisé durant deux saisons.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur dispute un dernier match au Forum dans l’uniforme des Nordiques.

Sa vie, on le sait tous, n’a pas été un long fleuve tranquille au cours des dernières années. Les problèmes de son fils, son combat contre le cancer, tout cela lui a écorché l’âme et le cœur. Heureusement, il s’est réconcilié avec le Canadien. Ses liens avec Savard sont redevenus paisibles, davantage que ceux avec Lemaire.

Aujourd’hui, sa mort nous cause un choc profond. Mais au moment où il nous quitte beaucoup trop tôt, je souhaite aller au-delà de ma tristesse. Je veux surtout penser à tout ce qu’il nous a apporté, à ces moments inoubliables, à cette passion qui l’habitait et qu’il a partagée avec les Québécois. Il nous a donné le plus beau cadeau que puisse nous offrir un athlète : des moments d’évasion uniques et des souvenirs d’une vie. Il nous a fait rire, pleurer, rêver.

J’avais 10 ans quand, au Colisée, j’ai applaudi pour la première fois ce hockeyeur magnifique, cet homme gentil et généreux. Je suis maintenant beaucoup plus vieux. Mais dans ma tête, je l’applaudis encore plus fort.

Merci pour tout, Guy. Repose en paix.