C’est l’une des meilleures scènes du film Moneyball. Dans une pièce sombre, deux dirigeants des Athletics d’Oakland (Brad Pitt et Jonah Hill) regardent la vidéo d’un espoir obèse. Le joueur frappe la balle loin. Très, très loin. Il atteint le premier but. Se rend compte qu’il a une chance pour un double. Il poursuit donc sa course. Mais il tombe. Fait trois tonneaux. Se couvre de sable. L’humiliation. Il revient au premier but en rampant comme un bébé.

« Sauf que la balle est passée 60 pi au-dessus de la clôture, indique Jonah Hill. Le frappeur a réussi un circuit et ne s’en est même pas rendu compte ! » Les deux dirigeants regardent l’espoir se relever et terminer sa course, le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Trente secondes plus tard, Brad Pitt brise le silence.

« Comment ne pas trouver le baseball romantique ? »

En effet. C’est probablement la phrase qui décrit le mieux le baseball. C’est un sport tout aussi beau que cruel. Une source intarissable d’histoires de joueurs qui tombent pour mieux se relever.

Comme Charles Leblanc.

Pendant la pandémie, ce joueur québécois a rongé son frein. Il a squatté des terrains de baseball au Québec et aux États-Unis pour s’entraîner avec deux coéquipiers inusités : sa fiancée et son père. Il a fait 33 heures de route pour aller frapper des balles dans une cage. Pour finalement se faire dire qu’il n’était pas invité au camp d’entraînement de son organisation, les Rangers du Texas.

PHOTO FOURNIE PAR L’EXPRESS DE ROUND ROCK

Le baseballeur québécois Charles Leblanc

Eh bien aujourd’hui, Charles Leblanc est un des meilleurs frappeurs du niveau AAA. Au début de juin, il a même atteint une moyenne phénoménale de ,400. « Je suis à seulement un appel de jouer dans les ligues majeures », laisse-t-il tomber.

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Charles Leblanc est né dans une famille férue de baseball. « La première chose que j’ai eue sur la tête, c’est une casquette des Expos ! » À 4 ans, il dispute ses premiers matchs. À 10 ans, il domine. À 16 ans, il est sélectionné sur l’équipe canadienne. Ça lui ouvre les portes des collèges américains. À 18 ans, il se joint au programme de l’Université de Pittsburgh – malgré un anglais déficient.

« Je venais d’étudier une année au cégep Vanier pour me familiariser avec la langue. Mais j’ai coulé mes deux cours d’anglais. Je ne me sentais pas bien. Surtout que j’avais toujours été relativement bon à l’école. »

Il part quand même aux États-Unis. Heureusement, la transition est harmonieuse.

Jusqu’à ce qu’au milieu de sa deuxième année d’université, en 2016, il commence à recevoir des appels et des courriels de recruteurs. Pas juste un ou deux. Une vingtaine.

Ce qui est inhabituel. Car aux États-Unis, les baseballeurs universitaires doivent attendre la troisième année après leurs études secondaires pour être recrutés.

« C’était fou. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait. C’est là que j’ai appris que mon année à Vanier comptait. Et que j’étais admissible un an plus tôt que prévu. »

Le jour du repêchage, il se trouve à Cape Cod, avec ses parents.

« Les Tigers de Detroit et les Athletics d’Oakland me courtisaient. Il était question du troisième tour. Sauf qu’au troisième tour, les Tigers ne me choisissent pas. Les A’s non plus. Qu’est-ce qui se passe ? Je paniquais. Je suis monté dans ma chambre au deuxième étage. Puis mon agent m’a appelé et m’a dit : “Regarde ton ordi, ton nom devrait sortir.” Comme de fait, quand je suis redescendu au rez-de-chaussée, j’ai entendu : “The Texas Rangers select Charles Leblanc, from Laval.” Tout le monde capotait. J’en parle et j’en ai encore des frissons ! »

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Charles Leblanc, qui évolue dans l’organisation des Rangers du Texas, contourne le troisième but après un circuit.

D’autant plus que les Rangers n’étaient pas des courtisans très actifs. Un recruteur lui avait parlé cinq minutes dans un corridor de l’université. C’est tout. « Tout ce que je savais des Rangers, c’est que Rougned Odor avait punché José Bautista dans la face à cause de son bat flip dans les séries [rires] ! »

Entre 2017 et 2019, Charles Leblanc a gravi les échelons un à un. Jusqu’au niveau AA. La saison 2020 devait être la plus importante de sa carrière. Son passage au niveau AAA.

Puis la pandémie a frappé.

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Au printemps 2020, les ligues mineures de baseball ont annoncé l’annulation de leur saison. À 24 ans, sans club, Charles Leblanc est retourné vivre chez ses parents, à Laval. Pendant des mois, il a squatté les terrains de baseball de la couronne nord pour s’entraîner au bâton.

« J’allais au parc Chopin, ou au terrain à Sainte-Thérèse. Les Associés de Laval m’ont ensuite prêté une cage de frappeurs. Elle était littéralement à côté de notre maison. Tous les jours, je frappais des balles lancées par mon père. C’était vraiment bizarre. »

Puis la neige s’est mise à tomber. L’hiver s’est installé. Et la deuxième vague de la pandémie a frappé durement le Québec. Les gymnases ont fermé. Charles Leblanc n’avait plus nulle part où s’entraîner.

« C’était vraiment difficile. Alors le 3 février, ma fiancée et moi, on a paqueté le char et on est partis pour le Texas. »

Ils ont roulé. Et roulé. Et encore roulé. Pendant 33 heures, jusqu’à San Antonio, où un lanceur des Rangers, Blake Bass, les a hébergés. « Pour la première fois depuis des mois, j’ai eu accès à un gym. J’ai aussi pu m’entraîner avec lui dans une cage de frappeurs. »

Début mars, Charles et son amoureuse ont de nouveau paqueté leur voiture. Cette fois, ils ont roulé cinq heures vers le nord. Jusqu’à Frisco, où Charles a joué en 2019. « J’avais besoin de m’entraîner dehors, sur un vrai terrain. J’ai appelé le DG. Je lui ai demandé si c’était possible. Il m’a accepté. »

Pendant tout le mois de mars, Charles et son amoureuse ont vécu entre leur chambre d’hôtel et le stade.

Ma blonde venait avec moi sur le terrain. C’est elle qui mettait les balles dans la machine pour que je puisse frapper. Ou qui m’envoyait des flies. Ou des roulants. Une chance qu’elle était à mes côtés.

Charles Leblanc

Après cet entraînement, Charles Leblanc se sentait fin prêt pour participer au camp d’entraînement des Rangers, en Arizona. Mais l’invitation n’est jamais arrivée. Il a plutôt été affecté au camp de développement, à Round Rock, à trois heures au sud de Frisco. Deux mois plus tard, Charles et sa fiancée s’y trouvent toujours. Car c’est là que joue le club-école AAA des Rangers, la nouvelle équipe de Charles.

Et comment ça se passe ?

Vraiment très bien. Charles Leblanc connaît un départ canon. Il frappe pour plus de ,300. Sa moyenne a même atteint ,400 au début juin. En défense, il n’a toujours pas commis d’erreurs cette saison. Malgré ses statistiques impressionnantes, il frappe souvent dans le bas de l’alignement. « Est-ce que ça veut dire que je suis un des moins bons ? Non. Ça veut juste dire que l’équipe veut voir d’autres gars frapper dans le haut du rôle », explique-t-il.

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Charles Leblanc n’est plus qu’à un appel des ligues majeures.

Cet excellent début de saison le rapproche de son objectif : les ligues majeures. Un rêve possible. D’autant que les Rangers ont peu de profondeur au troisième coussin. Le titulaire, Charlie Culberson (32 ans), frappe pour ,223. Brock Holt (33 ans), pour ,242. Avec des moyennes de ,143 et ,063, Andy Ibanez et Anderson Tejeda n’ont pas su profiter de leurs rappels pour s’établir. Charles Leblanc pourrait bien être le prochain joueur rappelé par le grand club.

« Je récolte les fruits des efforts de mon année 2020. Pendant des mois, tout ce à quoi je pensais, c’était baseball, baseball, baseball. Aujourd’hui, ça rapporte. »

Après ça, comment ne pas trouver le baseball romantique ?