La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Ruby*, 31 ans.

Ruby est escorte depuis trois ans. Assez pour s’être fait une bonne idée du métier, des clients et de leurs besoins. Assez pour affirmer qu’elle fait désormais un « service essentiel ». Explications en vrac et surtout sans filtre.

La jeune femme de 31 ans (« tu veux mon vrai âge ? »), officieusement 26 (« les hommes, ils préfèrent les p’tites fraîches ! »), en a tant à dire qu’on ne sait pas trop par où commencer.

Elle nous accueille chez elle, avec sa longue tresse et son sourire d’ange, entourée de ses chats et de son chien, dans son douillet cocon du nord de la ville. « Tu veux que je te donne une description des tâches ? », lance-t-elle, entrant illico dans le vif du sujet.

Pour tout dire, on n’y croyait plus, tant la jeune femme tardait à nous répondre pour fixer le rendez-vous. Mais on a fini par comprendre que ce n’était pas tant pour se défiler que parce que Ruby souffre de problèmes de santé mentale (troubles divers, anxiété, elle a même fait une psychose il y a quelques années), comme tant d’autres femmes dans l’industrie. « De toutes les filles que j’ai côtoyées en trois ans comme escorte, 99 %, si ce n’est pas toutes, ont des troubles de santé mentale, ou des problèmes d’abandon, des traumas, etc. », affirme-t-elle, dans un premier constat choc et non moins senti d’une série qui va ponctuer tout notre entretien.

C’est que Ruby sait de quoi elle parle. En plus d’être escorte, elle a étudié en psychologie. « J’ai fait des études supérieures au troisième cycle pour être neuropsy, dit-elle. Et oui, la dichotomie entre escorte et doctorante est assez grande. »

Elle a abandonné au bout de 10 ans.

Il me manque un an pour être neuropsy.

Ruby

Nouveau choc.

« On s’entend que personne ne grandit en voulant être escorte, poursuit notre singulière interlocutrice. J’avais envie de dire ce qui se passe réellement. »

Comment a-t-elle grandi, alors ? Dans une famille « dysfonctionnelle », avec un père disparu du décor (« mon premier abandon masculin ») et une mère seule un brin « contrôlante ». Adolescente, Ruby est une jeune fille studieuse et plutôt sportive. Elle a plusieurs copains, mais constate que c’est toujours elle qui les laisse. Sexuellement, elle a aussi l’impression de devoir « compenser ». « Sûrement parce que je n’ai pas eu de père, avance-t-elle. Je n’ai pas eu de complexe d’Œdipe [...], je ne sais juste pas être en relation avec un homme. »

Puis, à l’université, elle se retrouve en couple avec son meilleur ami, un type, comme elle, « anxieux dépressif ». « Quand ça a fini, on n’avait plus aucune relation sexuelle. C’était super plate. »

C’est alors qu’elle est aux études que l’accumulation de ses soucis fait son œuvre. « Je n’étais plus capable de me lever. [...]. Et puis c’était la fin du mois, il fallait payer mon loyer... »

Ruby fouille sur l’internet, trouve une agence d’un seul clic, envoie des photos, et se retrouve avec six clients sa toute première journée.

Le premier, elle s’en souvient encore. « Un vieux monsieur obèse, vraiment pas joli, mais fin comme un cœur. » Façon de parler : l’homme la sodomise tout de même sans son consentement. « J’ai su par la suite que c’était un extra... »

Quand on lui demande combien de clients elle a eus, Ruby rit. « Aucune idée. » N’empêche que sa vision d’eux a changé. « Au début, je pensais que c’étaient des trous de cul, dit-elle. Mais j’en suis venue à conclure que les hommes ne sont pas du tout comme les femmes. [...] Ils sont plus contrôlés que les femmes par leurs pulsions sexuelles. [...] Être escorte, c’est un service essentiel ! » Nous y voici.

Essentiel ? Effectivement, insiste Ruby, qui ne compte plus le nombre d’hommes rencontrés qui n’ont « pas de sexe ». « Et ça va devenir un problème sociétal ! » Comment ? Parce que tout le monde vit des tensions. Or « les hommes, observe-t-elle, ça se retrouve au niveau de leurs testicules » ! « Je ne sais pas comment le dire autrement ! »

Je considère qu’être escorte, c’est un service essentiel, si on ne veut pas voir une augmentation des agressivités !

Ruby

Le profil des clients ? Des célibataires, tout simplement, mais aussi des hommes en voyage d’affaires, en couple avec des enfants (« ça, ça brise les espoirs... »), ou dans le « spectre autistique », comme elle dit. « Et ils ont tous quelque chose en commun : de l’argent. »

Mais comment diable fait-elle, quand le client est vraiment, disons, peu inspirant ? « Je fais de la dissociation, répond Ruby sans hésiter. C’est un peu fucké, mais je me fais flotter. [...] Comme un mécanisme de défense. »

Avec le temps et les expériences, Ruby en est venue à « juger » un peu (quoiqu’avec tendresse) ces hommes et leurs fantasmes, même si elle n’aime pas le mot. « Je les trouve un peu ridicules. Depuis que je suis escorte, je glorifie la femme ! Plus que jamais ! »

« Ridicules », parce qu’elle en voit de toutes les couleurs, il faut bien le dire : « Les gars et leur fascination pour le cul ! éclate-t-elle de rire. Oh qu’ils aiment se mettre le doigt là ! [...] Voir un homme de 65 ans, psychiatre, quasiment en position fœtale, parce qu’il veut me mettre le doigt [...], c’est fascinant psychologiquement. Il y a quelque chose d’empowering de les avoir à ta merci comme ça. »

Certes, et pardonnez les détails graphiques, elle a déjà pleuré pendant une relation anale, ou une fellation enfoncée un peu profond.

Dans ces moments-là, je me dis : je suis rendue là, je vaux plus que ça. Mais ces moments-là sont rares.

Ruby

Et puis parfois, aussi, elle est « payée pour avoir un orgasme », ajoute-t-elle. « Faut voir le bon côté des choses ! » D’où son rapport « amour/haine » avec le métier.

On ose lui demander si elle se sent exploitée ou si elle trouve quoi que ce soit de dégradant. Tout le contraire, répond Ruby, d’une énième révélation surprise. « On le sait, entre femmes, que c’est un peu n’importe quoi. On fait une job d’actrice ! On vend une fantaisie qui n’existe pas. [...] Être escorte, c’est faire semblant que tu aimes vraiment ça alors que c’est crissement pas le cas. »

Un exemple entre mille : « Lécher des couilles pendant 45 minutes, dit-elle en riant de plus belle. C’est dégradant à la limite pour eux : ils ont besoin de quelqu’un qui leur lèche les couilles, ils payent, et ils se convainquent que j’aime ça ! »

D’ailleurs, ajoute-t-elle, qu’on se le dise : « L’anal, le deep throat, toutes les filles haïssent ça. » Si elle fait semblant d’apprécier ? « Tout le temps, répond-elle. Et puis ce sont des extras... »

C’est là que l’on comprend ce qui la retient. Ce qui fait qu’elle poursuit dans l’industrie. « Parce que je suis dans une cage dorée, confirme Ruby. À cause de l’argent ! »

Son souhait ? Ultimement, obtenir son diplôme. « Mon rêve, ce qui serait le plus gratifiant, ce serait d’être psy auprès d’escortes », lance la jeune femme en souriant. On ne peut que le lui souhaiter.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat

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