Longtemps cachés sous le lit, les jouets sexuels sont de nos jours des objets design qui enjolivent la table de chevet. On les voit plus, on en parle plus. Est-ce à dire que leur usage n’a plus rien de tabou ?

Un détail du décor attire l’attention lorsqu’on s’installe au comptoir du Pastel Rita, sur le boulevard Saint-Laurent. Sur une tablette située derrière le bar, quatre pénis en silicone se tiennent bien droits parmi les bouteilles.

Ces godemichés (dildos) proviennent de la boutique Afterglo, entreprise montréalaise appartenant à des amis de Jocelyn Despres, copropriétaire du Pastel Rita. « Ça arrive que des gens trouvent ça drôle et que ça en gêne d’autres, dit-il. On essaie de désamorcer ça, d’ouvrir la conversation, de normaliser ça. »

« L’idée, poursuit-il, est de sortir la sexualité du tabou et de la mettre dans le quotidien. » Son café-bar offre boissons et aliments « pour le plaisir », dit Jocelyn Despres, alors intégrer des objets destinés au plaisir sexuel s’inscrit dans cette philosophie.

Qu’un établissement intègre des jouets sexuels à son décor indique qu’ils sont moins tabous qu’avant. On est loin de l’époque où on trouvait un objet de forme oblongue pudiquement décrit comme un « masseur personnel » dans le catalogue de Distribution aux consommateurs. Certains jouets sexuels sont aujourd’hui présentés comme des merveilles technologiques et vantés par des personnalités publiques.

La chanteuse britannique Lily Allen a osé en 2020 en s’associant avec le fabricant du Womanizer, un stimulateur clitoridien. L’actrice Dakota Johnson, la gouroue du bien-être Gwyneth Paltrow et la chanteuse Demi Lovato ont suivi avec leurs propres collections. Plus près de nous, la comédienne et femme d’affaires Caroline Néron propose la sienne depuis 2022.

Oser se lancer

Ce n’est pas parce qu’il y a des murs complets de vibrateurs dans les boutiques érotiques qu’il est plus facile de mettre son nom sur un tel produit. « J’ai hésité », avoue Caroline Néron. Elle a craint que sa fille adolescente ne fasse l’objet de moqueries et elle ne voulait pas prêter flanc à la critique alors qu’elle sortait d’une tourmente médiatique en raison d’une faillite.

PHOTO DOMINIC GOUIN, FOURNIE PAR CAROLINE NÉRON

Caroline Néron a lancé une gamme de vibrateurs en 2022.

En même temps, je crois important de démocratiser les jouets sexuels. J’en ai depuis quand même assez jeune et j’ai toujours eu des conversations ouvertes avec mes amies à ce sujet-là.

Caroline Néron

Caroline Néron a tâté le terrain à l’aide de capsules humoristiques destinées aux réseaux sociaux. « Si j’étais allée de façon très sexy, j’aurais probablement eu une autre trâlée de mauvaise presse », songe-t-elle. La réaction des gens l’a convaincue de la validité de son choix. « Je me suis rendu compte que je faisais du bien à beaucoup de femmes. Certaines me disaient que c’était leur premier vibrateur, d’autres qu’elles découvraient quasiment l’orgasme. Ça, ça me plaisait. »

Un marché grandissant

En affichant des dildos dans son café, Jocelyn Despres ne pensait pas en faire le commerce. « Finalement, on en vend », s’étonne-t-il. Peut-être ne devrait-il pas être surpris : ce marché est en ébullition. Les années de pandémie ont été marquées par des ventes records, confirment des représentantes des marques Lelo et We Vibe.

Amandine Ranson, représentante de Lelo France, avance que ce pic de ventes découle entre autres des confinements stricts qui, en forçant un ralentissement du quotidien, ont incité les gens à vouloir se faire du bien et se recentrer sur le plaisir.

Une espèce de bulle a explosé parce qu’avant, c’était un marché de niche.

Amandine Ranson, représentante de Lelo France

Les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle important dans la démocratisation des jouets sexuels, estime Stephanie Keating, directrice du marketing chez We Vibe, entreprise canadienne qui distribue les marques Womanizer et Arcwave. « Il existe maintenant un lieu pour en parler », souligne-t-elle.

Elle ne parle pas seulement d’échanges entre utilisateurs, mais aussi de la possibilité de faire la publicité de ces produits. « Il y a beaucoup de restrictions quant à la publicité sur les jouets sexuels, alors il était difficile d’en informer les gens, dit-elle. On ne s’intéresse pas à une chose dont on ne connaît pas l’existence. » L’avènement de l’internet a contribué à attirer l’attention sur ces objets et à les déstigmatiser.

La fin du tabou ?

Qu’on parle plus librement des jouets sexuels ne signifie pas que le sujet n’est plus du tout tabou. « On baigne tellement dans une communauté à l’aise avec ça qu’il faut en sortir un peu pour réaliser que, oui, c’est mieux accepté qu’il y a 10 ou 15 ans, mais qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire », nuance d’ailleurs Catherine Chevrier-Lord, de la boutique en ligne Minuit Tendre.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

La sexologue Gwendoline Luthi

On ne peut pas faire de généralités. Quand j’en parle à des clients ou des clientes, il y en a qui peuvent être réfractaires.

Gwendoline Luthi, sexologue

Ce n’est pas tant l’objet lui-même qui pose problème, mais la crainte de heurter la sensibilité de son ou de sa partenaire en proposant de l’introduire dans ses jeux intimes. « Encore beaucoup d’hommes voient les jouets sexuels comme un concurrent », souligne Amandine Ranson.

L’offre en jouets sexuels est en effet dominée par ceux destinés à l’anatomie féminine. Une réalité que plusieurs intervenants expliquent par l’existence d’un fossé orgasmique, c’est-à-dire le fait que les hommes atteignent l’orgasme plus souvent et plus facilement que les femmes dans une relation hétérosexuelle.

Lisez le texte « Jouets sexuels : Des orgasmes et des insatisfactions »

L’essor des masturbateurs pour hommes est d’ailleurs récent. Il est peut-être limité aussi par un facteur culturel : les hommes parlent peu de leur intimité et de leur sexualité entre eux. « Mes amis et moi, on en parle quand on essaie quelque chose de nouveau », dit Sébastien*, 33 ans. Puis, il se ravise : « Moi, j’en parle, eux ils m’écoutent… »

La plupart des femmes interrogées affirment, elles, aborder plus librement leurs relations intimes et l’utilisation qu’elles font ou non des vibrateurs. « J’ai eu cette conversation avec pas mal toutes mes amies », assure Émilie, 32 ans, qui en a testé à la demande de La Presse (voir autre texte). Même chose pour Natacha, 50 ans. Seule Andrée ne partage pas son intimité. « Ça ne les regarde pas, les autres », dit la dame de 80 ans.

Baliser son intimité

Il ne faut pas oublier, malgré les discours olé olé vantant tel objet à succion ou tel autre à pulsations, que le jouet sexuel « vient jouer dans l’intimité de la relation » quand on est en couple, souligne Gwendoline Luthi. Il peut être une source de stimulation si on communique bien, ajoute Mariane Gilbert, aussi sexologue, mais peut aussi provoquer de l’insécurité.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La sexologue Mariane Gilbert

« Se masturber quand on est en couple peut laisser entendre une forme d’insatisfaction ou de solitude. Ce n’est pas nécessairement ça, mais ça peut porter bien des choses, relève-t-elle. Ça demande une ouverture et une vulnérabilité importantes dans la communication pour intégrer des jouets sexuels dans sa vie intime. »

« On n’a pas tous les mêmes attentes ni les mêmes besoins. En parler autour d’un objet peut contribuer à faciliter cette conversation-là », pense la sexologue. Amener l’idée du jouet dans un couple est aussi selon elle une occasion de se rappeler que la sexualité est aussi un jeu.

Noms fictifs pour préserver l’anonymat