La MDMA – une substance hallucinogène consommée dans les raves – pourrait dissoudre l’insécurité et la rancœur chez les amoureux en crise. Une chercheuse de Toronto s’apprête à tester l’efficacité de cette thérapie de couple hors du commun sur 60 personnes. Tandis qu’au Québec, des psychologues apprennent à encadrer leurs clients pressés d’essayer la formule par eux-mêmes.

« Toutes tes barrières tombent ! »

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Lovés sous leur couverture par un bel après-midi d’automne, Brigitte et Dominique avalent chacun une demi-gélule de poudre blanche. Le cœur battant à l’idée d’avoir enfin trouvé un outil pour s’aimer sans s’écorcher.

Comme bien des couples, les deux Montréalais s’étaient retrouvés à bout après plus d’un an de pandémie, d’incompréhension et de besoins inassouvis.

« Ça a éclaté pendant qu’on rénovait. C’était rendu toxique. On s’est séparés », résume Brigitte. La femme d’affaires de 40 ans nous a demandé de changer leurs prénoms parce qu’ils ont défié la loi en avalant cette fameuse poudre. Une substance hallucinogène, la MDMA, qu’on trouve aussi dans l’ecstasy.

Brigitte, mère d’un enfant, a toujours boudé les drogues. Mais les travaux d’un ami psychologue – formé pour utiliser la MDMA lors d’un essai clinique – lui ont donné confiance. Cet ami lui a donc enseigné comment procéder par elle-même, sans se mettre en danger.

L’expérience a laissé Brigitte ébahie. « Ça produit une énorme explosion émotive, sensorielle et sexuelle ! Toutes tes barrières tombent ! Tu te sens tellement en sécurité que tu as automatiquement envie de dévoiler ta vulnérabilité et d’écouter l’autre sans colère ni jugement. »

« Je n’avais jamais vécu une intimité et une confiance aussi profondes de toute ma vie. »

Une étude unique au monde

Après bientôt 40 ans d’interdit, l’approche que Brigitte et Dominique ont testée en cachette renaît au grand jour.

Une psychologue et professeure de Toronto, Anne Wagner, vient d’obtenir l’aval de Santé Canada pour étudier, sur 30 couples, les effets d’un traitement combinant psychothérapie et MDMA.

Elle recrutera ses sujets dès l’automne, si le comité d’éthique de l’Institut (de recherche en santé mentale) Remedy, où aura lieu l’étude, le permet.

PHOTO FOURNIE PAR ANNE WAGNER

Anne Wagner

C’est enthousiasmant ! Avec la MDMA, les gens ont plus d’empathie et moins de craintes. Ils arrivent à aborder les thèmes difficiles sans se laisser submerger, se fermer ou s’accuser.

Anne Wagner, psychologue et professeure

Avant la criminalisation de cette substance unique, en 1985, des chercheurs ont fait état de succès semblables chez des dizaines de couples1.

En 2017, avec une autre psychologue de Toronto, Mme Wagner a suivi leurs traces en allant traiter six couples en Caroline du Sud, dans le cadre d’un essai-pilote dûment approuvé par les autorités américaines. Une première mondiale aux résultats prometteurs.

Son étude canadienne sera cinq fois plus vaste. Mais comme aux États-Unis, un conjoint de chaque couple devra se trouver en état de choc post-traumatique. Car l’efficacité de la MDMA pour soigner ce mal a déjà fait l’objet d’une étude encourageante2, et depuis, Santé Canada y donne accès au cas par cas.

Au cours d’une psychothérapie de deux mois, deux séances de MDMA surviendront sous supervision, pour mieux faire ressurgir les sentiments et souvenirs enfouis des participants. Pendant huit heures, ils resteront allongés – les yeux bandés et des écouteurs aux oreilles – et pourront plonger en eux-mêmes et échanger.

Ce qu’on évite – comme discuter d’une infidélité – perpétue les problèmes. Sortir enfin de cette impasse peut donc s’avérer très réparateur.

À la fin des séances, Anne Wagner comparera l’état des participants à celui d’un groupe témoin, qui recevra la même psychothérapie sans drogue.

« De la chirurgie émotionnelle »

Au Québec, quelques dizaines de psychologues ont appris auprès d’organismes comment encadrer les individus qui se procurent eux-mêmes des hallucinogènes dans l’espoir d’aller mieux.

Environ 75 psychothérapeutes nord-américains ont visité Montréal en novembre 2019 pour suivre la formation de Fluence, un organisme américain fondé par des chercheurs pour enseigner comment procéder éthiquement et sans violer la loi. « Aucun thérapeute ne peut fournir de MDMA ou être présent lorsque des gens en prennent », indique le formateur Andrew Rose, qui habite la métropole.

Il s’agit de bien préparer ses clients à l’intensité de la décharge émotive qui les attend. Puis à favoriser l’intégration de ce qu’ils auront vécu.

« L’expérience peut les déstabiliser et les laisser à vif et vulnérables, alors mieux vaut les soutenir que les rejeter », plaide Andrew Rose.

La MDMA permet de braquer la lumière sur ses problèmes, pas de les effacer comme par magie, prévient-il.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Andrew Rose

C’est comme une opération émotionnelle. Elle aide certains couples à reconnecter et d’autres, à voir que mettre fin à leur relation est la meilleure solution.

Andrew Rose

Brigitte et Dominique sont chanceux. Leur expérience les a tellement rapprochés qu’ils la reproduisent quelques fois par an. Toujours à petite dose, seuls et sans alcool. « Le lendemain, on se regarde encore dans les yeux, s’extasie Brigitte. Notre complicité émotionnelle et sexuelle progresse sans cesse. On se sent plus amoureux qu’à nos débuts ! »

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Le procédé ne s’avère pas toujours aussi heureux. Quelques participants aux essais de l’Association multidisciplinaire pour des études psychédéliques (MAPS) ont déclaré publiquement que leur traitement (individuel, dans leur cas) n’avait fait qu’aggraver leurs idées noires.

MAPS – qui finance l’étude approuvée à Toronto – indique donc sur son site web que « la psychothérapie assistée par la MDMA ne convient pas à tout le monde et comporte des risques, même dans un cadre thérapeutique ».

« Il faut rester prudent, conclut Andrew Rose. Mais l’alcool et les analgésiques que les gens prennent chaque jour pour oublier leurs difficultés causent beaucoup plus de dégâts que les hallucinogènes. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Joe Flanders

Hors des essais cliniques, la MDMA reste difficile à obtenir et peut être coupée avec des substances nocives, prévient de son côté le psychologue Joe Flanders, l’un des pionniers de l’utilisation thérapeutique des hallucinogènes à Montréal et professeur adjoint à l’Université McGill.

Quiconque s’y aventure doit donc se procurer un kit d’analyse chimique. Et éviter de consulter n’importe qui, conseille-t-il.

En 2022, lorsqu’il a élaboré un programme de formation pour Numinus, un réseau de cliniques spécialisées dans ces traitements, Joe Flanders a constaté que 35 autres organismes offraient des cours – parfois très brefs ou superficiels. « On voit un peu n’importe quoi, dit-il. L’absence de normes représente un grave problème quand un outil donne autant de pouvoir. »

1. « Subjective Reports of the Effects of MDMA in a Clinical Setting », 1986, Journal of Psychoactive Drugs.

2. « MDMA-assisted therapy for severe PTSD : a randomized, double-blind, placebo-controlled phase 3 study », 2021, Nature Medicine.

Un élixir d’amour ?

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

D’après un article scientifique, la MDMA crée les conditions biologiques idéales pour réparer une relation, en augmentant des substances clés3 comme l’ocytocine, une hormone qui favorise l’attachement et la confiance, la sérotonine, un neurotransmetteur qui stabilise l’humeur, et le cortisol et la noradrénaline, qui peuvent accroître l’éveil et la motivation (et l’anxiété). La MDMA augmente souvent l’envie de toucher et d’être touché. En plus de réduire l’activité de l’amygdale, la structure cérébrale de la peur, souligne le psychiatre Nicolas Garel, qui a légalement traité des patients avec des hallucinogènes.

Il juge donc théoriquement possible que la MDMA s’avère bénéfique en thérapie de couple : « Mais les données probantes sont quasi nulles. On n’a pas d’étude rigoureuse. » Le chercheur imagine mal, de toute façon, comment un médecin pourrait prescrire de la MDMA à un couple : « On ne prescrit pas d’interventions pharmacologiques pour des problèmes dits relationnels. » Aux États-Unis, où la course aux profits est intense, un anesthésiant censé abattre les résistances, la kétamine, est administré à des couples lors de retraites dans des cliniques aux allures de spas – qui poussent comme des champignons. Les médecins canadiens en général sont plus prudents avec la prescription hors indication de substances à risque d’abus, assure le DGarel. « À ce niveau, c’est le Far West là-bas ! »

3. « Couple Therapy With MDMA  – Proposed Pathways of Action », 2021, Frontiers in Psychology.

La MDMA en cinq questions

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Bien qu’illégale, la MDMA peut déjà être prescrite à des patients dans des cas exceptionnels. Voici ce qu’il faut savoir à son sujet.

1. Les médecins prescrivent-ils déjà de la MDMA ?

Quand un individu souffrant d’une grave maladie ne saurait être soigné autrement, Santé Canada peut autoriser un médecin à lui prescrire de la MDMA, bien qu’elle demeure illégale. Depuis 18 mois, le Ministère a accepté 17 des 30 requêtes présentées au programme d’accès spécial, nous a-t-il écrit.

Le 1er juillet dernier, l’Australie est devenue le premier pays au monde à permettre à ses médecins de remplir une ordonnance de MDMA sans s’adresser d’abord aux autorités.

Leurs confrères américains pourraient les imiter d’ici la fin de l’année, si les prochains résultats de l’Association multidisciplinaire pour des études psychédéliques (MAPS) – qui finance les essais – se révèlent aussi positifs qu’en 2021.

2. Dans quels lieux est-elle offerte aujourd’hui ?

En plus d’hôpitaux universitaires, quelques cliniques privées – comme Numinus à Montréal – traitent les patients ayant décroché l’autorisation spéciale de recevoir de la MDMA.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Une personne en état de choc post-traumatique a été traitée avec de la MDMA dans ce bureau de Montréal, dans le cadre d’un essai clinique de MAPS. Les séances ont duré huit heures.

Parce que cette dernière augmente l’intensité émotionnelle et la sensibilité à l’environnement, le cadre doit être calme et sécurisant, expose le psychiatre Nicolas Garel, qui utilise des hallucinogènes en recherche et en clinique. « Ça fait toute la différence. C’est pour ça que les salles de traitement sont belles et accueillantes, avec des plantes et de la lumière. »

3. Combien de temps la MDMA agit-elle ?

« Après quelques heures, les effets aigus de la MDMA s’estompent, mais elle continue pendant plusieurs jours d’exercer une influence subtile », constate Joe Flanders, unique psychologue québécois à l’avoir employée pour soigner l’état de choc post-traumatique lors d’un essai clinique.

« L’ouverture émotionnelle qu’elle instaure se maintient jusqu’à deux semaines, précise-t-il. Avec le temps, elle peut continuer de faire croître l’harmonie dans un couple. »

4. Comment la MDMA peut-elle opérer une transformation profonde ?

Le psychologue François Saint-Père traite (sans MDMA) bon nombre d’amoureux au bord de la rupture. Il sait combien changer leur dynamique est exigeant. « Souvent, quand je les rencontre, ça va mal depuis des années. Ils rattachent leur conjoint à quelque chose d’aversif. La répétition de ses petits comportements a exacerbé leurs réactions émotives. Alors ils ne s’intéressent plus à lui, ne se dévoilent plus et s’accusent ou contre-attaquent. »

« Si une substance comme la MDMA élimine ces obstacles et fait sortir de cette impasse, ça peut produire une expérience de juxtaposition positive, qui va consolider une autre mémoire émotionnelle. C’est comme une reprogrammation. »

5. La MDMA est-elle dangereuse physiquement ?

L’ecstasy achetée sur le marché noir est typiquement mêlée à des substances mystères et avalée sans surveillance, ce qui augmente entre autres le risque de choc thermique ou, parfois, de problèmes psychiatriques. Lors de prises répétées, les amateurs peuvent aussi développer des déficits cognitifs, signale le psychiatre Nicolas Garel.

Rien de semblable n’a cependant été observé lors des essais cliniques, dit-il. La tension artérielle et la température des participants grimpent légèrement : « Mais tout un monitoring médical est fait. »

Pour les personnes fragiles, qui risquent notamment de faire une psychose ou un infarctus, la MDMA demeure toutefois contre-indiquée.