Presque tous les enfants de plus de 7 ou 8 ans connaissent Mr Beast, le youtubeur le plus populaire au monde. La générosité du personnage exerce un attrait incontestable sur Paul, 10 ans : « Il est drôle, dépense beaucoup d’argent et distribue des iPhone dans la rue. » Nassim, 6 ans : « Il est riche et donne des voitures aux gens. » Une prodigalité aussi extravagante a l’avantage de laisser une forte impression sur nos petits, alors même qu’on traverse une crise du coût de la vie. Qui se cache réellement derrière cette nouvelle figure tutélaire et qu’enseigne-t-elle à la jeunesse québécoise ?

Le youtubeur le plus populaire au monde

Jimmy Donaldson, alias Mr Beast, a mis en ligne sa première vidéo à 13 ans. L’Américain aujourd’hui âgé de 25 ans a accumulé plus de 165 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube principale. Contrairement à d’autres célébrités du web qui tirent profit de la mise en scène d’un train de vie opulent, Donaldson incarne une certaine simplicité. Il évoque le bon gars sans histoire, le genre à rigoler avec ses amis autour d’une pizza et d’une console de jeux vidéo. Sa richesse est plus souvent explicitée par des dons que par des achats ostentatoires.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Jimmy Donaldson, alias Mr Beast

Le youtubeur fait d’ailleurs de ses actes de charité spectaculaires sa marque de commerce.

Certaines de ses largesses semblent aléatoires, comme cette île privée offerte à son 100 000 000e abonné, tandis que d’autres, plus structurées, s’organisent autour de compétitions à la Squid Game. Un père de famille a par exemple tenté de survivre 100 jours dans un cercle rouge tracé au milieu de nulle part pour un magot de 500 000 $ US.

Regardez « Survis 100 jours dans le cercle et gagne 500 000 $ »

Donaldson lui-même relève régulièrement des défis et affiche sur sa page d’accueil un sommaire de ses réalisations, comme celles d’avoir donné plus d’une centaine de consoles PlayStation, versé des millions à des organismes de charité et lu le dictionnaire en entier.

Une philanthropie du spectacle

On peut se réjouir qu’une célébrité au modus operandi aussi inoffensif devienne la coqueluche des jeunes. Après tout, les vidéos de Mr Beast ne versent jamais dans la violence, la vulgarité ou la haine. Le youtubeur ne fait que partager ses avoirs en distribuant des marchandises ou des liasses de billets verts, exprimant ainsi un rapport plutôt décomplexé à l’argent. Quand il n’offre pas une maison à son livreur de pizza, il laisse à sa serveuse un pourboire en lingot d’or. L’amour qu’on lui porte peut aussi s’avérer payant, puisque Donaldson distribue régulièrement des cadeaux à ses abonnés.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Mr Beast compte 165 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube principale.

S’abonner à Mr Beast, donc, c’est un peu comme jouer à la loterie, même à 10 ans. Ça stimule une forme d’optimisme cruel : on se prend à rêver d’être un jour l’élu de sa générosité.

Au cœur de cette philanthropie du spectacle, ce sont les réactions émotives de ses donataires que l’on consomme. Car malgré la désinvolture de Mr Beast face à l’argent, si ses vidéos font « un bon show », c’est en partie parce qu’elles reposent sur les inégalités qui structurent notre monde. Recevoir une liasse d’argent peut nous tirer des larmes précisément parce que le besoin d’argent, voire son manque, façonne nos vies. De ces rapports économiques brutaux jaillissent les meilleurs moments vidéographiques de Donaldson, comme cette scène déchirante où deux femmes jouent à roche-papier-ciseaux en pleurant à chaudes larmes, s’excusant à tour de rôle de l’argent qu’elles feront peut-être perdre à l’autre.

Évidemment, Mr Beast n’aborde jamais les inégalités structurelles qui rendent possibles de tels spectacles, pas même lorsqu’il redonne la vue à 1000 personnes et que le chirurgien qui l’accompagne lui apprend que la moitié des gens aveugles dans le monde pourrait retrouver la vue grâce à une simple intervention chirurgicale de 10 minutes. L’accès aux soins de santé n’est pas le sujet de sa vidéo, plutôt sa munificence et l’euphorie de ceux et celles qui en bénéficient.

Regardez « 1000 personnes aveugles voient pour la première fois »

Une recette bien calibrée

Le succès de Mr Beast tient aussi à son expertise : il a passé son adolescence à étudier YouTube afin de pouvoir dégager les principes d’une vidéo gagnante. Résultat ? Le contenu qu’il produit est parfaitement en phase avec la plateforme et son économie de l’attention : ses miniatures sont efficaces, son montage rythmé et ses vidéos remplies de suspense sont doublées professionnellement dans 14 langues, dont le français, l’arabe, l’espagnol, l’hindi et le russe. Comme le souligne Max Read dans le New York Times : « [Puisque] sur YouTube, la taille de l’auditoire est directement liée aux revenus, Donaldson publicise l’abonnement à sa chaîne comme un acte de charité. » Un des coups de génie du youtubeur consiste donc à convaincre ses fans qu’ils et elles participent activement à son entreprise philanthropique, car l’argent généré par ses vues serait réinvesti dans la production d’autres vidéos.

Lisez « How Mr Beast Became the Willy Wonka of YouTube » (en anglais, abonnement requis)

Un héros, vraiment ?

En passant sous silence les inégalités qui découlent du système économique qui contribue à sa richesse, Mr Beast nous enseigne surtout à entrer en relation avec le monde par l’intermédiaire de l’argent. La bonté serait une question de cash. Similairement, être cool et gentil dépendrait de sa capacité à donner ou à dépenser de larges sommes. L’argent dicte aussi son rapport à l’environnement, qui s’achète davantage qu’il ne se protège.

Alors que dans une vidéo, Donaldson plante 20 millions d’arbres, il sillonne aussi les airs en jet privé et part « chiller » en Antarctique avec ses amis, transformant pour l’occasion le continent de neige en terrain de jeu, bien qu’il s’agisse d’un écosystème fragile où le tourisme est découragé.

Devrait-on arrêter de regarder ses vidéos ? Pas forcément. Elles pourraient constituer le point de départ d’une discussion en famille sur l’argent et les inégalités. En contextualisant la philanthropie du youtubeur, on est forcé de réfléchir à ce qui cause la pauvreté et à nos manières de lutter contre elle.