J’ai acheté un livre en pensant qu’il m’apprendrait à décrocher avant le congé des Fêtes. Je suis plutôt tombée sur un guide pour faire la révolution. (Noël sera spécial, cette année.)

How to Do Nothing : Resisting the Attention Economy (Pour une résistance oisive, Ne rien faire au XXIe siècle)est un essai de Jenny Odell, artiste pluridisciplinaire qui enseigne à l’Université Stanford. Il m’a tant remuée que je tiens à vous en présenter les grandes lignes.

L’autrice croit que dans un monde où notre valeur est déterminée par notre productivité, rien n’est plus difficile que de ne rien faire. En 2023, ça relève d’une évidence, mais le bouquin publié en 2019 réserve son lot de nouveautés. En fait, Jenny Odell l’écrit rapidement : « Ce livre est un guide pour ne rien faire en tant que geste politique de résistance à l’économie de l’attention. » 1

(Pas ce que j’imaginais pour le réveillon, mais OK.)

L’économie de l’attention, c’est cette structure dans laquelle notre attention est capturée et monnayée par de grandes industries. Pensons aux réseaux sociaux qui font tout pour nous garder connectés et générer des revenus grâce au précieux temps qu’on leur accorde.

Notre attention vaut de l’or. Pour paraphraser Jenny Odell : aujourd’hui, on ne peut pas se permettre de refuser grand-chose, par crainte de précarité. Notre attention est peut-être donc la seule ressource qu’il nous reste à substituer au capitalisme.

Mais pour la redistribuer où ?

Tehching Hsieh a passé l’année 1978 à ne rien faire. Pour Cage Piece, l’artiste s’est enfermé dans une cage de 9 pieds carrés en s’interdisant de parler, lire ou écrire. Des années plus tard, il dira que malgré tout, « son esprit n’était pas en prison ».

L’exemple est extrême, mais la question est importante : que devient notre attention quand on la retire complètement du cadre établi ?

Dans son essai, Jenny Odell raconte des expériences éloquentes. Après avoir assisté à une représentation de 4’33’’, une pièce en trois mouvements de John Cage dans laquelle le pianiste ne joue rien (!), elle s’est mise à entendre les sons ambiants de sa ville et à la vivre d’une toute nouvelle manière. Dans l’autobus, plutôt que de regarder son cellulaire, elle a commencé à observer les passagers en se rappelant que chacun d’eux a des rêves et une roche dans le soulier. De la compassion en est née. Tant qu’à devenir attentive à son environnement, elle s’est aussi intéressée aux oiseaux. Plus elle a appris à nommer ce qui l’entourait, plus elle s’est impliquée dans la protection de la nature.

Errer dans une ville, une forêt ou un jardin, ce n’est pas ne rien faire. Même si dans une perspective capitaliste, ça ne vaut rien.

J’ai d’ailleurs téléchargé une application que l’autrice recommande pour nous aider à identifier la faune et la flore, iNaturalist. Parce que oui, elle utilise un téléphone intelligent ! Jenny Odell n’est pas très impressionnée par les réseaux sociaux, mais pour elle, le problème est surtout leur logique commerciale qui transforme notre « anxiété, envie et distraction » en profit… Quitter les réseaux sociaux est un luxe réservé aux personnes dont le capital social est très fort. Pour l’autrice, il s’agit donc surtout de résister à nos réflexes. Elle nous invite par exemple à prendre une pause avant de succomber à un piège à clics et à « risquer l’impopularité en cherchant du contexte quand notre fil Facebook regorge de faits non vérifiés ».

Prendre un moment pour ne rien faire devant une publication, c’est sage. Recourir à ce que Gilles Deleuze appelle « le droit de ne rien dire » l’est aussi.

Dans un passage qui m’a particulièrement marquée, Jenny Odell réfléchit au temps qu’on met à trouver quoi écrire sur les réseaux sociaux et à ensuite scruter les réactions qu’on suscite : « Et si on utilisait plutôt cette énergie pour dire les bonnes choses aux bonnes personnes au bon moment ? » Plutôt que de crier dans le vide, on pourrait discuter dans des espaces voués aux véritables discussions, qu’ils soient des espaces physiques ou numériques.

L’enjeu n’est pas la déconnexion.

On pourrait bien essayer de sortir des cadres qui régissent notre vie en société, mais Jenny Odell estime qu’on peut aussi « croire en un autre monde tout en vivant dans celui-ci ». Pour ça, il faut parfois vouer notre attention à des activités qui n’ont aucun caractère marchand, mais qui relèvent plutôt du soin…

À notre époque, avoir du temps et des espaces pour ne rien faire est d’une importance cruciale parce que sans eux, nous n’avons aucune manière de penser, réfléchir, guérir et nous soutenir – individuellement ou collectivement.

Jenny Odell, autrice et enseignante à l’Université Stanford

Notre attention individuelle est essentielle pour générer des mouvements de masse. Difficile d’organiser des actions de groupe lorsque nous sommes submergés par un flot incessant de diversions. Même si notre fil Instagram est majoritairement composé de publications engagées…

« Puisque le contenu que les militants partagent en ligne doit être catchy, les militants n’ont pas le temps et l’espace nécessaires pour articuler leurs réflexions politiques », écrit Jenny Odell.

D’autant plus que ces publications fédèrent un public sous le coup de l’émotion bien plus qu’à travers une vision commune. Les liens créés par le numérique sont faibles, estime Veronica Barassi, autrice de Social Media, Immediacy and the Time for Democracy. Les liens forts, eux, naissent sur le terrain, au fil des discussions et des confrontations.

D’où l’importance de ces moments où la rencontre et l’activité n’ont rien à voir avec la moindre rentabilité.

Au fond, ne rien faire, c’est « refuser de croire que le temps et l’espace présents, puis les gens qui sont avec nous, ne sont pas suffisants ».

C’est se poser pour mieux avancer, ensemble.

Bonnes vacances, si vous avez droit à ce luxe.

Et, idéalement, bonne révolution.

1. Traduction maison, comme pour tous les passages cités, puisque le livre a été lu dans sa version originale anglaise.

Lisez « En finir avec la tyrannie du succès » Lisez « Dix idées pour dompter la fatigue »

Une première version de ce texte mentionnait que le livre n'avait pas été traduit en français. Ce n'est pas le cas. La traduction existe sous le titre : « Pour une résistance oisive, Ne rien faire au XXIe siècle». Nos excuses.