Une ancienne ballerine formée à Juilliard et reine de concours de beauté danse sous le soleil de l’Utah pendant que sa ribambelle d’enfants pirouette dans les foins. Hanna Neeleman a mon âge, 33 ans. Elle est blanche, blonde, svelte et mormone. Il y a quelques années, elle a quitté la ville avec son mari pour fonder la Ballerina Farm, une ferme porcine et bovine. Cette mère de sept enfants compte plus de 6,5 millions d’abonnées et abonnés sur Instagram et sur Tiktok. Mais quel genre de rêve nous vend-elle ? Et surtout, pourquoi ?

Sur YouTube, je la regarde virevolter avec la grâce d’une fleur couverte de rosée. La vidéo est bucolique, pleine de vent et de couchers de soleil. Presque trop belle pour être vraie.1 Quand ma sœur jumelle, et mère de deux jeunes garçons, s’est retrouvée devant sa page Instagram pour la première fois, elle s’est sentie loser. « Un côté de moi était médusé… Comment fait Hannah pour avoir autant d’énergie ? Pour rester relax et superbe ? […] Comment fait-elle pour filmer quand ses sept enfants sont autour d’elle ? J’ai tellement d’idées de création de contenu, moi aussi, mais juste le temps de fixer ma caméra à un trépied est un projet en soi. »

Derrière chaque publication sur les réseaux sociaux se cache souvent un travail titanesque. Ce travail, on a pourtant tendance à l’invisibiliser, car l’admettre porterait atteinte à l’impression de spontanéité et d’authenticité qu’on valorise sur les plateformes. On s’astreint ainsi à un labeur pour ensuite le désavouer, comme si on refusait de reconnaître l’ensemble des forces et des ressources qui ont rendu possible le contenu que l’on produit et que l’on consomme quotidiennement. Et l’accès à ces ressources (temps, argent, moyens techniques) n’est pas le même pour tous.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM

Hanna Neeleman avec son mari et leurs sept enfants

À l’instar d’autres mères influenceuses ou « momfluencers », Hannah Neeleman monnaie son identité de mère sur les réseaux sociaux. Dans son livre Momfluenced, l’autrice Sara Petersen avance que la performance de la maternité en ligne constitue un commerce très lucratif, en ce qu’il s’adresse particulièrement aux femmes, qui seraient majoritairement responsables des achats domestiques.

Or, pas besoin d’être maman pour être momfluencée. La célibataire nullipare que je suis perd parfois des heures à regarder des mamans cuisiner, comme Christa Corriveau, cette « trailer park mom » autoproclamée qui prépare les repas de ses quatre enfants devant la caméra.

La mise en scène de son travail domestique m’apaise. Indirectement, j’ai l’impression que quelqu’un prend soin de moi.

Hannah Neeleman aussi cuisine, et divinement. Elle fait son propre pain, son propre beurre, son propre fromage, utilise des ingrédients frais qu’elle dispose sur sa table de bois brut ou dans des assiettes épurées. La maman de sept enfants se réapproprie aussi le mode de vie modeste de la classe ouvrière, allant jusqu’à se mettre en scène en train de flipper des pancakes dans une maison mobile.

Or, contrairement aux « trailer park moms » qui constellent mon fil TikTok, la simplicité de l’ex-ballerine relève d’un choix. D’ailleurs, il serait plus à propos de parler d’une « esthétique de la simplicité », en ce que la frugalité d’Hannah est une construction médiatique. Car si l’ex-ballerine partage volontiers ses recettes de bagels sur les réseaux, elle évite de dire qu’elle est mariée à l’héritier d’un des hommes les plus riches au monde, David Neeleman, qui a fondé plusieurs compagnies aériennes, dont JetBlue. Juste sa cuisinière en fonte AGA vaut plus que mon revenu annuel brut !

Donc, en mettant en scène une ruralité idéalisée sans dévoiler ses privilèges, l’influenceuse oblitère malheureusement la réalité moins reluisante de nombreux agriculteurs. Au Québec, par exemple, l’Union des producteurs agricoles dévoilait cette année que près d’un agriculteur sur quatre est en mauvaise ou en très mauvaise posture financière2. Pour les fermiers, il est parfois difficile de toucher à un revenu viable. Mais pourquoi Hannah nous vend-elle un rêve ?

L’ex-ballerine fait partie de la mouvance informelle des tradwives, des femmes qui, sur les réseaux sociaux, mettent de l’avant un retour vers un mode de vie traditionnel, notamment en ce qui a trait aux rôles genrés, motivées par des croyances religieuses ou des convictions politiques.

La nutrition est par exemple un sujet chouchou des tradwives, parce qu’elles considèrent les aliments comme garants de la santé de leur famille, tout comme le reflet de leur valeur maternelle et de leur identité. Mais les véritables produits de Ballerina Farm ne sont pas la viande, les outils de cuisine ou encore les cultures de levain que son entreprise publicise ; ce sont les valeurs et les idées conservatrices qui transparaissent en filigrane de son contenu, comme son discours « pro-vie » ou son mormonisme.

L’esthétique des tradwives puise dans une forme de nostalgie, une époque fantasmée où la vie était « plus simple ». Or, ce passé idéalisé n’a jamais vraiment existé. Il suffit de fouiller l’histoire américaine pour voir à quel point la vie des femmes pionnières était ardue, sinistre et marquée par une pauvreté qui était tout sauf esthétique. Ce qu’il faut réaliser, c’est que le mode de vie traditionnel que Ballerina Farm publicise est une question de privilège. Oui, il s’agit d’un choix. Mais plusieurs femmes comme ma sœur n’ont tout simplement pas la possibilité de le faire.

Consultez le compte TikTok de Ballerina Farm Consultez le compte TikTok de Christa Corriveau 1. Voyez la vidéo d’Hannah Neeleman 2. Lisez l’article « Cri du cœur des agriculteurs du Québec face à l’inflation »