De la publicité pour les enfants de moins de 13 ans à la télé traditionnelle ? Clairement interdit au Québec. Mais sur YouTube ? Une zone grise permet aux influenceurs et aux marques de s’y faufiler et de faire rêver les jeunes sans se faire taper sur les doigts.

« Je veux des Nike. »

Quand Véronique Bélanger a entendu sa fille de 6 ans formuler ce désir, elle a d’abord été étonnée. La petite lorgnait des espadrilles imitant le sigle de Nike, dans une boutique. « Je ne savais pas qu’elle connaissait ce mot-là », résume la mère de famille de Sorel-Tracy.

C’est dans les jours qui ont suivi que Véronique a fait le lien, en portant une oreille plus attentive à la chaîne YouTube préférée de ses filles de 6 et 9 ans : celle de « La famille Ventura », des créateurs de contenu québécois. Nike figure parmi les nombreuses marques qu’on peut voir dans les vidéos de ces influenceurs, à l’instar de Roblox, Kawaii, Disney, PlayStation, Amazon ou encore Instax de Fujifilm. Des marques comme McDonald’s, pizza Salvatoré, Crush et Oreo sont aussi fréquemment montrées.

La chaîne La famille Ventura, sur YouTube
  • Les souliers Nike mis en vedette

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    Les souliers Nike mis en vedette

  • McDonald’s

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    McDonald’s

  • Barbie

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    Barbie

  • Le personnage Stitch, de Disney, est fréquemment montré.

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    Le personnage Stitch, de Disney, est fréquemment montré.

  • La famille participe à la croisière Disney Pixar Day At Sea.

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    La famille participe à la croisière Disney Pixar Day At Sea.

  • Caméra Instax

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    Caméra Instax

  • Amazon

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    Amazon

  • Kellogg’s

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    Kellogg’s

  • Roblox

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    Roblox

  • Crush

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    Crush

  • Nerds

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  • Dunkaroos

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    Dunkaroos

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La famille Ventura – composée de l’influenceuse Priscilla Brosseau, de son mari Emmanuel Ventura et de leurs trois enfants – n’est pas connue dans les médias traditionnels. Mais dans les réseaux sociaux, elle est bien en vue. Les Ventura sont présents sur TikTok, Instagram et bien sûr sur YouTube, où leurs vidéos ont accumulé plus de 80 millions de visionnements depuis la création de leur chaîne, en 2015.

Sur YouTube, le créneau des Ventura consiste à se donner des défis. Et ces défis sont souvent liés à l’univers des enfants : trouver les fournitures scolaires les plus cool, manger des bonbons étranges, transformer un trampoline en salle de jeux vidéo ou encore fabriquer une pièce secrète Barbie. Les thèmes impliquent habituellement des achats, comme offrir 100 cadeaux en 24 heures ou encore donner la carte de crédit aux enfants pendant 24 heures. Le montage est vivant, amusant, et les trois enfants du couple sont amplement montrés. « On peut très certainement voir ce message-là comme pouvant s’adresser à des enfants de l’âge de ceux qui apparaissent dans les vidéos », estime le juriste Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal. Sur la même chaîne, d’autres vidéos abordent des thèmes qui rejoignent davantage les parents, comme la grossesse ou la construction de maison.

Depuis qu’elles ont découvert la chaîne de la famille Ventura, les filles de Véronique Bélanger ont demandé à maman les mêmes bonbons, les mêmes jouets, une chambre identique à celle des filles… « Elles m’ont aussi demandé de faire la même croisière Disney », précise l’enseignante, qui a fini par l’interdire à la maison. « C’est toujours de gros cadeaux, des grosses marques, les parents ne disent jamais non ; ce n’est pas ça, la réalité », dit-elle.

Émilie Grenon et son conjoint Dominique Longpré soupçonnent l’algorithme de YouTube d’avoir fait découvrir à leurs enfants les chaînes de la famille Ventura et de Willibed – un autre créateur de contenu proche des Ventura. Ils ont tenté – en vain – d’éliminer les chaînes des suggestions de YouTube, les trouvant trop axées sur la surconsommation.

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Willibed montre une console PlayStation.

Le plus gros de l’éducation, c’est aux parents de la faire, mais à leur âge, avec leur développement, ils ont la difficulté à discerner le vrai du faux. Je me demande s’il n’y a pas moyen de réglementer davantage, parce que YouTube, c’est un peu le Far West.

Dominique Longpré

« À la télévision, ce serait interdit. C’est clair, clair, clair », dit André H. Caron, professeur émérite à l’Université de Montréal, qui a regardé quelques vidéos de la famille Ventura à la demande de La Presse.

Priscilla Brosseau et Emmanuel Ventura n’ont pas donné suite à nos multiples demandes d’entrevue. C’est leur agent aux États-Unis, James Harrison, qui a indiqué qu’ils « ne participaient pas à des entrevues », tout comme Willibed.

La Presse a aussi envoyé des courriels aux services de communication de Nike, McDonald’s, Amazon, Walmart, Roblox, Mondolez (pour Oreo), Roblox, Mattel, qui sont restés sans réponse. Pizza Salvatoré a pour sa part indiqué que ses partenariats ciblent « le groupe des 18-30 ans dans des contextes de divertissements familiaux, ludiques et conviviaux à l’image de [ses] produits accessibles aussi à une clientèle plus large et diversifiée ».

Des contrats

S’il existe encore des ententes par courriel au Québec, la grande majorité des ententes entre marques et influenceurs au Québec font l’objet de contrats écrits, selon Marie-Pier Lessard, ex-agente d’influenceurs. Les cachets varient beaucoup en fonction de la capacité des créateurs de susciter l’engagement de leurs abonnés (cliquer sur les liens, répondre aux commentaires, etc.). Certains publient une photo pour 800 $, d’autres pour 10 000 $, dit-elle. « Dès que le créateur reçoit quelque chose, il est tenu de l’indiquer de façon claire, et c’est d’ailleurs indiqué dans les contrats », précise Mme Lessard.

  • Madame Récré déballe des poupées LOL.

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    Madame Récré déballe des poupées LOL.

  • Une publicité courante sur YouTube

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    Une publicité courante sur YouTube

  • Swan et Néo, des créateurs français, déballent des cartes Pokémon.

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    Swan et Néo, des créateurs français, déballent des cartes Pokémon.

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Zone grise

En 1978, le Québec a adopté une loi pour interdire la publicité commerciale destinée aux enfants de moins de 13 ans, avec comme objectif de protéger ce groupe considéré comme « très vulnérable » à la manipulation commerciale. Quarante ans plus tard, les industries publicitaire et médiatique demeurent soumises à cette loi, la plus stricte en Amérique du Nord.

Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, les enfants sont exposés non seulement à de la publicité traditionnelle, mais aussi à beaucoup de placement de produits au sein même des émissions. Beaucoup de créateurs appréciés des jeunes Québécois proviennent des États-Unis, comme MrBeast et Nastya, et de la France, comme Swan et Néo. Ces créateurs tirent des revenus publicitaires de YouTube, mais aussi de placements de produits et de partenariats. Madame Récré, en France, récolte des dizaines et des dizaines de millions de visionnements en déballant des jouets, comme les poupées LOL.

« Dès qu’ils voient des jouets qu’ils ont vus à Madame Récré, mes enfants sont attirés, souligne la Montréalaise Myriam Boulanger. J’ai l’impression que c’est de la publicité. » Sa belle-mère, chez qui les enfants l’écoutaient, a fini par faire prendre « la retraite » à Madame Récré.

Le web et les réseaux sociaux n’échappent pas à l’interdiction prévue dans la loi québécoise : lorsque les contenus ciblent des consommateurs du Québec, la loi s’applique. En 2018, Kellogg Canada a d’ailleurs été condamnée à payer 9300 $ pour avoir offert du matériel de coloriage et de bricolage de Rice Krispies sur son site canadien.

Selon plusieurs intervenants à qui nous avons parlé, les créateurs de contenu tombent toutefois dans une « zone grise » qui peut rendre plus compliquée l’application des lois sur la publicité.

« Les influenceurs présentent le produit dans un contexte ludique, agréable ou amusant, plutôt que dans le cadre d’un message formaté provenant du commanditaire lui-même », souligne le juriste Pierre Trudel. N’empêche, dit-il, il y a beaucoup d’arguments pour prétendre que c’est de la publicité au sens de la loi.

Souvent, ça propose des produits de façon très claire, ça les met en valeur. Les lois s’appliquent dans ces contextes, mais les organismes chargés de les appliquer ne sont souvent pas calibrés pour intervenir à l’égard de ce type de contenu.

Pierre Trudel, juriste

Directeur du département d’information et de communication de l’Université Laval, Christian Desîlets considère que, lorsqu’il y a une transaction entre une marque et un influenceur, que ce soit de l’argent, des produits ou des services, « c’est de la publicité ». Des créateurs vont parfois présenter des produits de façon « organique », parce qu’ils les aiment, sans être rémunérés pour le faire, selon l’ex-agente d'influenceurs Marie-Pier Lessard.

  • Promotion pour McDonald’s et son jeu Monopoly sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @PRISCILLAVENTURABLOG

    Promotion pour McDonald’s et son jeu Monopoly sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

  • Promotion pour Amazon sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @PRISCILLAVENTURABLOG

    Promotion pour Amazon sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

  • Promotion pour la console Nintendo Switch sur le compte Instagram de la famille Ventura

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @LAFAMILLEVENTURA

    Promotion pour la console Nintendo Switch sur le compte Instagram de la famille Ventura

  • Promotion pour les produits de Barbie sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @PRISCILLAVENTURABLOG

    Promotion pour les produits de Barbie sur le compte Instagram de Priscilla Brosseau

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Sur son compte Instagram, qui lui n’a pas d’attrait pour les enfants, Priscilla Brosseau publie des photos commanditées, qu’on peut distinguer grâce à la mention « partenariat rémunéré » ou aux mots-clics « pub » ou « ad ». Y figurent des noms qu’on peut voir dans les vidéos YouTube de la famille, comme McDonald’s, Amazon et Barbie. Sur leur chaîne YouTube, les Ventura évoquent à l’occasion seulement des partenariats – comme avec le jeu Match Masters.

  • Jeu Match Masters

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    Jeu Match Masters

  • Matelas Emma

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    Matelas Emma

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Chez YouTube, on indique que les créateurs sont tenus de déclarer tout « placement de produit, recommandation ou parrainage rémunéré », permettant ainsi à l’auditoire de voir la mention « promotion payée ». « Les créateurs et les marques sont tenus de respecter leurs obligations locales et légales », indique Zaitoon Murji, porte-parole de YouTube.

En vertu du Code canadien des normes de la publicité, un outil d’autoréglementation de l’industrie, les influenceurs doivent divulguer « de façon claire et bien visible », à côté de leurs publications, tout lien matériel (produits ou services gratuits, rémunération, bon de réduction, etc.).

13 ans et plus

Dans ses conditions d’utilisation, YouTube indique qu’il faut avoir au moins 13 ans pour utiliser son service. Les comptes appartenant à des enfants sont résiliés lorsqu’ils sont découverts, nous dit-on chez YouTube. D’après un récent sondage mené par l’organisme HabiloMédias, la moitié des répondants âgés de 9 à 11 ans a dit disposer d’un compte.

Au Québec, une marque est en droit de faire de la publicité pour un bien ou un service destiné aux enfants, mais à deux conditions : que la publicité ne soit pas attrayante pour eux et qu’elle soit diffusée dans un média qui ne les rejoint pas. « Les marques pourraient dire que c’est la même chose sur les réseaux sociaux, dans la mesure où il y a un portail de 13 ans et plus à l’entrée », souligne le publicitaire Stéphane Mailhiot, président de Havas MTL. N’empêche, il ne le conseille jamais à ses clients. « Il y a beau y avoir des zones grises, les marques ne devraient jamais oublier qu’il y a un enjeu réputationnel à étirer l’élastique », dit-il.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Pierre Trudel

Selon Pierre Trudel, la limite d’âge n’est pas suffisante pour exempter les réseaux sociaux des lois en vigueur. Il fait le parallèle avec une boutique érotique ou un débit d’alcool qui ne feraient aucune vérification pour confirmer que ses clients ont bel et bien l’âge requis. « Il faut se demander s’il est destiné à des personnes de moins de 13 ans et s’il peut être parlant pour elles », dit-il.

Le Québec accuse un retard en matière de réglementation, selon le professeur André H. Caron, qui a collaboré avec l’Office de la protection du consommateur (OPC) à l’élaboration de la loi. Il ne serait pas compliqué, selon lui, de remettre à l’ordre ces créateurs de contenu.

Quand il s’agit de manipuler les enfants, il ne faut pas baisser les armes.

André H. Caron, professeur émérite au département de communication à l’Université de Montréal

L’Office de la protection du consommateur, chargé d’appliquer la loi, ne semble pas avoir été sollicité à ce jour. « Un examen sommaire des plaintes de la dernière année en matière de publicité commerciale qui cible les moins de 13 ans nous laisse croire qu’il n’y en aurait aucune contre un ou des influenceurs », écrit Charles Tanguay, porte-parole de l’OPC.

« Est-ce que la société québécoise de 2023 est aussi convaincue qu’elle ne l’était qu’il ne devrait pas y avoir de la publicité qui vise les enfants ? », se questionne Pierre Trudel. Quoi qu’il en soit, il voit en ce moment un « très gros problème d’incohérence ». « Si on trouve qu’une loi est nécessaire hors internet, il faut avoir le courage de l’appliquer aussi sur l’internet. Sinon, ce n’est pas sérieux. »