Ébranlée par plusieurs suicides d’élèves, la France a décidé de bannir les intimidateurs des réseaux sociaux. Ce qui n’a rien d’utopique, à certaines conditions, évalue Pierre Trudel, professeur et chercheur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. « On doit arrêter de se lamenter à propos du harcèlement et agir ! », dit-il. Voici comment.

D’où vient l’idée de bannir les harceleurs ?

Depuis un an, quatre jeunes Français tourmentés par des camarades se sont suicidés, bien que leurs parents aient alerté leurs écoles, qui sont restées sourdes. Fin septembre, la France a donc annoncé une dizaine de mesures pour lutter contre l’intimidation. Expulser les bourreaux des réseaux sociaux et confisquer leur téléphone intelligent en font partie.

Imposer ce genre de sanctions est devenu plus facile avec l’entrée en vigueur, fin août, du nouveau règlement européen sur les services numériques (ou DSA, pour Digital Services Act). Adopté afin de rendre l’internet plus sécuritaire, il s’applique aux grandes plateformes et aux moteurs de recherche. « L’Europe veut les forcer à prendre des mesures beaucoup plus drastiques contre la fraude, le terrorisme ou le harcèlement [et la désinformation] », résume M. Trudel.

« En Europe, contrairement à la mentalité qui prévaut ici, on ne tient pas pour acquis qu’on ne peut rien faire. »

À quelles conditions pourra-t-on être bannis ?

Le bannissement sera réservé aux « personnes reconnues coupables de gestes graves au terme d’un procès », précise M. Trudel. Un juge pourra ordonner aux fautifs de fermer temporairement leurs comptes Facebook, Snapchat, TikTok, etc.

Les réseaux sociaux se verront quant à eux interdire de maintenir (ou d’accepter) l’inscription de ces personnes. « Une entreprise y pensera à deux fois avant de contrevenir à une loi, prédit Pierre Trudel. Et puisque Facebook fait lui-même de la censure à l’égard des médias canadiens, il serait malvenu, maintenant, d’affirmer que c’est irréalisable. »

Est-ce bien réaliste comme sanction ?

« C’est vraiment un défi, mais pas en soi impossible », estime M. Trudel. Un harceleur banni pourrait se créer un nouveau profil ou se cacher derrière un VPN pour essayer de se rendre invisible sur les réseaux. « Les autorités doivent donc s’équiper en conséquence. Ça suppose des mécanismes de suivi beaucoup plus solides que ceux dont on dispose maintenant, sinon, ça sera une loi purement symbolique, qui sera tournée en ridicule parce que les gens la contourneront. Plus on veut améliorer la capacité de lutter contre certains fléaux, plus on doit y mettre les ressources. »

En 2018, l’Europe a adopté une autre loi avant-gardiste pour protéger les données personnelles dans l’espace numérique. « Même l’Irlande, où se trouvent beaucoup de sièges européens des géants du web, a infligé à ces derniers des amendes assez importantes, rapporte M. Trudel. Cette loi est loin d’être symbolique, c’est devenu le standard mondial. Elle a fait des petits, y compris au Québec avec la loi 25. »

Au Québec, peut-on aussi bannir les harceleurs de l’internet ?

« Puisque ce type de sanctions représente une privation importante de liberté, qui pourrait être contestée, nos tribunaux les imposent seulement pour des infractions extrêmement graves », répond Pierre Trudel.

Des Québécois condamnés pour des affaires de pornographie juvénile se font souvent interdire d’être actifs sur l’internet ou d’utiliser un ordinateur, illustre-t-il. « Dans un dossier de harcèlement entre jeunes, avec partage d’images intimes de mineurs, j’imagine que ça pourrait aussi être obtenu.

« La loi française étend cette possibilité à des gestes délictueux tout aussi dommageables, mais considérés moins graves, dont le harcèlement. »

Faut-il donc imiter l’Europe ?

« Si on pouvait inscrire en toutes lettres ces possibilités de sanctions dans les lois canadiennes, ça pourrait être encore plus dissuasif », affirme M. Trudel.

« Au Canada, un paquet de gens crient à la censure dès qu’on parle d’agir sur l’internet. Mais si les lois sont bien conçues et visent des situations graves, on peut penser que ça passerait le test de raisonnabilité.

« Mieux vaut agir en concertation avec les autres pays, connecter les législations nationales les unes aux autres, que d’essayer d’imaginer des solutions complètement différentes. Les grands acteurs de l’internet n’ont plus d’autre choix que de se conformer quand ils n’ont presque plus de juridictions où aller. »

De quelles autres façons les Européens se trouvent-ils mieux protégés ?

« Puisque les réseaux sociaux reçoivent des dénonciations à chaque seconde et ne peuvent pas évaluer, une à une, des millions de plaintes, les tribunaux hésitent à leur imposer l’obligation de savoir qu’un contenu était illicite, à moins que ce soit évident », remarque M. Trudel.

L’Europe a trouvé une solution originale en exigeant que les grands acteurs du web analysent et réduisent les risques auxquels ils exposent l’ensemble de leurs usagers, dont la violence, la haine, la désinformation. « Les entreprises doivent regarder si leurs algorithmes sont de nature à accentuer ou à empirer des pratiques malsaines, sinon, elles pourraient en être tenues responsables. »

Le nouveau règlement européen impose aussi plus de transparence et vient interdire certaines publicités ciblées, comme celles destinées aux enfants.

Les entreprises qui feront fi des nouvelles règles pourraient écoper d’amendes susceptibles d’atteindre 6 % de leur chiffre d’affaires mondial. Et être bannies du marché européen en cas de violations graves et répétées.

Consultez le site de la Commission européenne pour en savoir plus