Mon ami Thomas, qui habite New York, m’a envoyé des images de sa vue sur le fleuve Hudson sous l’épais brouillard descendu des brasiers du Canada jusqu’à sa ville. Il paraît que la qualité de l’air s’est tellement détériorée qu’aller jouer dehors équivaut à fumer six cigarettes ces temps-ci. Ce qui nous fait rire jaune, comme la couleur du ciel, car Thomas et moi sommes deux fumeurs. Très complices quand nous avons la chance de nous voir.

Le hasard a fait que le jour où la Grosse Pomme se faisait emboucaner, Thomas passait un scan des poumons. Un examen préventif. Ce qui énerve même la personne la plus en santé à mesure qu’elle vieillit – je viens de recevoir ma première invitation pour une mammographie préventive, et cela a ranimé mon hypocondrie. Plus on avance en âge, plus on est convaincu que les médecins vont nous trouver quelque chose, et moins on a envie de savoir, car on sait déjà qu’il nous reste moins d’années à vivre. Pourtant, c’est en affrontant un problème dès le début qu’on a de meilleures chances de le régler.

Mais si c’est la fin du monde qui s’en vient, on se demande franchement à quoi bon arrêter de fumer.

Au téléphone, Thomas me dit à la blague qu’il vaut peut-être mieux fumer à l’intérieur pour éviter la pollution extérieure, lol. Je lui propose de fumer six cigarettes de moins, pour équilibrer le tout. « Les gens prennent des photos comme si c’était un blizzard, puis ils se parlent et se regardent au lieu de rester sur leur téléphone, m’informe Thomas. Ça ressemble beaucoup à l’atmosphère après le 11-Septembre. On est tous ensemble et on regarde la fin. »

J’ai rencontré Thomas il y a plusieurs années dans un festival en Haïti. C’est un Américain francophile, gai, qui enseigne notamment les littératures québécoise et haïtienne dans une université new-yorkaise, et il va bientôt prendre sa retraite.

Thomas est plus vieux que moi, j’adore quand il me raconte son passé dans les années 1970 et 1980. Il a vécu les années avant le sida, pendant le sida et après le sida, comment on a traité les gais pendant cette épidémie. Il en a vu d’autres, ça lui donne une profondeur de champ dans son regard. « Je trouve qu’il n’y a plus de solidarité citoyenne. On a vu ça avec la COVID ; nous avons le vaccin, vous ne l’avez pas, crevez. » Il ne parle pas de ceux qui refusent le vaccin de toutes leurs fibres, mais des pays pauvres.

Nous avons des sujets de discussion en masse ces temps-ci, qui méritent chacun une clope. Le ressac conservateur contre la communauté LGBTQ+, la crise en Haïti, le problème des armes aux États-Unis, et ces incendies de forêt chez moi qui affectent sa vie à New York. « Votre apocalypse nous tombe dessus, me dit-il. J’ai mal aux yeux, je dois fermer les fenêtres. » Il ajoute qu’il y a un impact économique à tout ça. Personne n’est dehors, les chantiers de construction sont désertés, des pièces ont été annulées à Broadway.

Il paraît que l’odeur de nos bois brûlés est infecte, mais c’est un parfum imprévu du Québec qui lui donne envie de venir faire un tour à Montréal.

Tu parles d’un cercle vicieux. Je fume davantage quand je suis stressée, et tout ça me stresse énormément, mais comme c’est suffocant dehors, ça m’enlève totalement le goût. La nature va-t-elle réussir là où toutes les campagnes de prévention ont échoué à me faire prendre conscience du danger ? Des interdictions de fumer à neuf mètres des bâtiments aux photos atroces de cancer sur les paquets et bientôt aux messages d’épouvante sur CHACUNE des cigarettes, rien n’a eu raison de mon vice.

Mais cela a fonctionné, la prévention. Je suis pratiquement la dernière fumeuse de mon vaste entourage et, honnêtement, je trouve ça bien.

Le rêve d’un « monde sans fumée », comme on le voit dans les campagnes de publicité antitabac, est vraiment possible, les enfants ne grandissent plus entourés de cendriers. C’est quand même triste que, sur le point d’y arriver, le monde menace de devenir irrespirable.

Pour parler des changements climatiques, on donne souvent l’image de la grenouille qu’on plonge dans une casserole et qui ne se rend pas compte qu’elle va cuire si on la fait bouillir tranquillement. Je trouve que l’exemple du fumeur est plus près de la réalité avec ce qui nous arrive. La grenouille ne sait pas ce qui se passe, mais le fumeur, oui. Nous savons ce qui est mauvais pour l’environnement, mais nous ne voulons pas nous en passer. Des spécialistes nous montrent des chiffres et des modélisations, mais on se laisse de la place pour penser que ce ne sera pas aussi terrible qu’on le prévoit.

Les exceptions qui défient les statistiques ne changent pas les statistiques pour autant. Je comprends, car je me donne parfois de l’espoir en pensant à ces rares petites vieilles devenues centenaires avec un verre de brandy quotidien, et qui ont arrêté de fumer à 80 ans. Et puis, Thomas a reçu les résultats de son scan, et tout est beau.