Il y a un dessin d’enfant au crayon de cire accroché sur un mur de ma chambre. Un homme et un garçon courent côte à côte. Leurs visages n’ont pas de traits. Sous l’image, il est inscrit : « Comme mon père me l’a appris, je ne cours pas trop vite pendant un marathon pour ne pas m’épuiser. » Et c’est signé du prénom de Fiston.

C’est une phrase qui résume un peu ma philosophie de vie. Celle que j’ai voulu inculquer à mes garçons. La vie n’est pas un sprint, mais un marathon. On n’entame pas un marathon trop vite, on y va à son rythme, sous peine de se heurter à un mur. Ce n’est pas seulement une métaphore. C’est une réalité physique.

J’ai pensé à ce dessin de Fiston en lisant une chronique d’Adam Gopnik dans le New York Times la semaine dernière. Le texte de Gopnik, qui a grandi et étudié à Montréal – et que l’on a vu récemment jouant son propre rôle d’intervieweur dans le film Tár –, s’intitule « What We Lose When We Push Our Kids To “Achieve” » (« Ce que l’on perd lorsqu’on pousse nos enfants à “réussir” »)⁠1.

PHOTO FOURNIE PAR MARC CASSIVI

C’est en s’acharnant sur des accords de guitare, malgré un talent musical limité, que l’auteur dit avoir compris ce qu’était l’accomplissement de soi. Sans que quiconque l’y ait obligé, il s’est enfermé pendant des heures dans sa chambre, à l’adolescence, pour apprendre des chansons des Beatles. Les sons harmonieux qu’il a fini par soutirer à son instrument l’ont rendu, dit-il, profondément heureux.

« Il semble approprié, alors que l’année scolaire se termine et que les diplômés se demandent pour la plupart ce qu’ils feront de leur vie, de parler d’une distinction que j’ai d’abord perçue dans cette chambre et dans ces progressions d’accords, écrit-il. C’est la différence entre l’accomplissement et la réussite. »

La réussite, selon Gopnik, c’est exécuter avec succès une tâche imposée par les autres, alors que l’accomplissement est le résultat d’une activité que l’on a soi-même choisie. Pour lui, c’est la guitare. Pour moi, c’est la course à pied.

Je n’avais ni la patience ni le talent nécessaire pour apprendre à jouer la guitare. En revanche, il ne faut aucun talent particulier pour courir. Personne ne m’a obligé à courir seul, un dimanche matin, 30 km sous un soleil de plomb ou une pluie glaciale. Je l’ai fait, non seulement pour respecter mon plan d’entraînement de marathon, mais pour me réaliser.

Je n’ai jamais ressenti plus intensément les bienfaits de l’accomplissement de soi qu’au fil d’arrivée de mon premier marathon. J’étais au bout de mes ressources et au bord des larmes. Heureux et fier des efforts que j’avais multipliés afin de parcourir 42,2 km. J’y étais arrivé certes avec une heure et demie de retard sur le vainqueur de la course, mais cela n’avait pour moi aucune importance.

La différence entre l’accomplissement et la réussite, c’est la différence entre se mesurer à soi-même et se comparer aux autres. Or, la société dénigre l’accomplissement au profit de la réussite, croit Adam Gopnik.

C’est la raison pour laquelle on valorise les écoles secondaires les plus prestigieuses et les programmes universitaires les plus contingentés. Non pas pour que les jeunes puissent s’y accomplir, mais afin qu’ils puissent « réussir dans la vie », selon des critères qui leur sont imposés par la société (l’argent, l’influence, le pouvoir, la reconnaissance, etc.).

L’école prétend qu’elle mesure la progression des élèves vis-à-vis d’eux-mêmes et que leur amélioration est établie selon des critères qui leur sont personnels. C’est faire abstraction du fait que tout notre système d’éducation est basé sur la comparaison. Nous vivons, que nous voulions ou non, dans une culture de la performance et de la concurrence, non pas avec soi-même, mais avec les autres.

Les jeunes sont souvent les cobayes de cette expérience sociale, qui a connu bien des ratés depuis des décennies et qui se manifeste de plus en plus par l’anxiété de performance, un phénomène largement répandu dans les écoles.

« Nous poussons ces jeunes vers la réussite, de tâche en tâche, dans quelque chose qui ressemble moins à une course effrénée qu’à un labyrinthe, où ils se trouvent comme des rats récompensés à chaque virage par une dose d’eau sucrée, le chemin vers le centre – ou le sens de tout cela – n’étant jamais clairement expliqué », écrit Adam Gopnik.

Fiston a terminé son dernier examen du cégep vendredi. Son frère aura terminé le secondaire dans moins d’un mois. Qu’est-ce qui les attend ? Qui sait ? Je leur rappelle souvent qu’ils ont le droit de se tromper, de changer d’idée, de prendre des chemins de traverse, de revenir sur leurs pas. Il ne sert à rien d’être pressé, ai-je encore dit à Fiston cette semaine. Tu as tout ton temps.

1. Lisez l’article du New York Times (en anglais)