Antoine Bédard marchait dans l’avenue du Parc près du parc Jeanne-Mance quand il a appris la mort de son père. J’ai retenu ce détail anodin parce que j’emprunte le même chemin lorsque je rends visite à mes parents. Mettre la mort à l’agenda, « récits de fin de vie » que vient de publier Bédard chez Atelier 10, débute avec le récit émouvant de la dernière heure de vie de Denis Bédard.

Le DBédard, médecin en soins palliatifs, compte parmi les premiers Québécois ayant demandé l’aide médicale à mourir. Son fils, qui est musicien, auteur-compositeur et concepteur sonore, a décidé de ne pas rester avec son frère, sa sœur et sa belle-mère dans le salon de la maison familiale où Denis Bédard a choisi de mourir en 2016. Il l’a ensuite regretté.

Antoine avait assisté, 16 ans plus tôt, au dernier souffle de sa mère, « captive du cauchemar de sa mort à venir » pendant des semaines, écrit-il. Il souhaitait conserver le souvenir de son père vivant.

J’ai pensé à un ami qui évoquait cette semaine le dernier souffle de sa propre mère avec une émotion que j’ai interprétée comme une mise en garde : ce n’est pas nécessairement l’image que l’on veut garder de celle qui nous a mis au monde. Je suis convaincu, cela dit, qu’il ne regrette pas d’avoir été présent.

La mère d’Antoine Bédard n’était pas prête à mourir. Elle n’avait même pas 50 ans lorsqu’elle a été emportée par un cancer. Le père d’Antoine, en revanche, souhaitait depuis longtemps se libérer des souffrances liées à sa maladie incurable du sang. Il n’avait que 66 ans et Antoine a eu du mal à accepter sa décision.

« Savoir exactement quand elle se produirait n’a pas rendu moins brutal le choc de sa disparition », écrit-il. « Comment mon père, qui croyait dur comme fer en la capacité des soins palliatifs à assurer un décès sans souffrance, en est-il venu à vouloir abréger sa vie de cette façon ? »

Mettre la mort à l’agenda témoigne du cheminement d’un fils face au choix ultime de son père. C’est une réflexion « de l’intérieur » sur la Loi concernant les soins de fin de vie et sur l’importance des soins palliatifs, que l’on connaît mal.

Le DBédard, écrit son fils, ne sauvait peut-être pas la vie de ses patients, mais « il leur sauvait la mort ». Antoine Bédard a fini par comprendre pourquoi son père avait suggéré à ceux qu’il aime, au moment même de sa mort, de se « préparer à mourir ».

Je repensais à cette phrase en lisant l’excellent reportage de mon collègue Dominic Tardif sur notre rapport difficile à la mort. Mon propre rapport à la mort n’est pas très complexe : il est inexistant. Pour reprendre une phrase du dossier de Dominic, je vis dans le déni de la mort. Je ne pense pratiquement jamais à la mort. Pas par insouciance. Par choix. Et c’est un choix que j’ai fait il y a longtemps, pendant un congé de Pâques.

Quand j’étais enfant, à l’instar de bien des gens de ma génération, je regardais religieusement la minisérie Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli le week-end de Pâques. Les scènes à grand déploiement, les revirements miraculeux, les trahisons de proches, les dirigeants romains méprisables.

J’étais à la fois fasciné et terrorisé par le personnage de Jésus. Le visage angélique de l’acteur Robert Powell, son apparente indolence, son agonie sur la croix. C’est par Jésus, je crois, que j’ai pris conscience de ma propre finitude. De la mort qui serait mon destin, comme celui de tous ceux que j’aime.

Cette pensée me hantait, me tétanisait, me rendait anxieux la nuit, seul dans ma chambre. Je ne craignais pas qu’un monstre se terre dans mon garde-robe, mais que Jésus en émerge comme de son tombeau, m’annonçant à Pâques ma dernière heure, sans possibilité de ressusciter. Je n’en ai jamais parlé à mes parents athées. On ne parlait jamais de religion à la maison. Bref, ce n’est pas la perte des repères religieux qui a provoqué mon rejet sans appel du concept même de mort. C’est plutôt le contraire.

J’ai résolu, dès l’âge de 10 ans, pour mon propre bien, de ne plus jamais penser à la mort. Et je m’y suis tenu depuis 40 ans, sauf en de rares exceptions. Je n’ai plus d’aventure revu Jésus de Nazareth, l’équivalent traumatisant pour moi de L’exorciste pour d’autres.

Cet évitement volontaire – de la mort, pas du film de Zeffirelli – m’a peut-être servi, mais je suis, aujourd’hui, bien mal outillé pour faire face à la mort. Si elle se présentait devant moi avec une envie irrépressible de jouer aux échecs, comme dans Le septième sceau de Bergman, je serais pris au dépourvu.

Je suis de ceux qui font du jogging dans le cimetière sans arrière-pensée pour la mort. Ce n’est pas seulement à ma propre disparition que je n’accorde pas la moindre attention. J’entends autour de moi les récits d’amis qui ont eu à faire récemment le deuil de leurs parents et je refuse de m’imaginer à leur place.

Une amie me racontait cette semaine qu’elle était récemment en vacances en Europe quand son père, malade depuis longtemps et dont elle était très proche, est mort. Elle qui a vu trop d’enfants mourir à l’hôpital Sainte-Justine n’a pas pu se rendre à son chevet. « Je me demande s’il n’a pas voulu m’épargner ça », m’a-t-elle dit, philosophe.

Une autre amie racontait sur Facebook le week-end dernier que son père, un fan des Nordiques devant l’Éternel, était parti serein parce qu’il venait d’apprendre l’élimination officielle du Canadien. J’ai souri. Mon cousin Stéphane a fait rire bien des amis éplorés, le mois dernier aux funérailles de mon oncle Fernand, pendant son hommage à son père.

J’espère que j’aurai comme eux le courage du trait d’humour et de la sagesse au moment de faire mes adieux à mes parents. Mon père n’a pas 75 ans, ma grand-mère maternelle est morte à 105 ans ; je compte sur la génétique familiale pour repousser le plus longtemps cette inévitable échéance. Car si je suis bien franc, malgré les conseils du DBédard, je n’ai pas la moindre envie de m’y préparer.

Mettre la mort à l’agenda

Mettre la mort à l’agenda

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