Le constat ressemble presque, aujourd’hui, à un lieu commun : depuis qu’il a mis au rancart le catholicisme, le Québec aurait perdu tous ses repères face à la mort. Mais qu’en est-il vraiment ? Avec l’aide de spécialistes de ce sujet délicat, La Presse réfléchit au grand partir.

La réflexion à l’origine de ce dossier s’amorce en septembre dernier, lors d’une entrevue avec le Dr Éric Gagnon, urgentologue à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, parue dans ces pages. Une entrevue ayant généré une grande quantité de courriels de la part de lecteurs et lectrices qui se désolaient à leur tour que leurs contemporains se comportent face au mot « mort » et à toutes les questions essentielles qu’il contient comme les élèves de Poudlard face au mot… Voldemort.

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Le Dr Éric Gagnon, urgentologue à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont

« On a totalement désappris à mourir, regrettait alors le médecin. On est dans une logique de vie à tout prix. C’est un combat qu’on mène constamment à l’urgence : les gens arrivent, ils sont vieux, et la fin de vie n’a pas été réfléchie. »

Mais est-ce bien vrai, comme on le dit souvent, que nous vivons désormais dans le déni de la mort ? La rupture entre le Québec et la religion catholique nous aurait-elle laissés sans repère face à ce qui nous attend tous au bout de la route ?

« Je dis toujours que c’est le grand paradoxe du vivant : psychologiquement, on n’est pas faits pour vivre la mort, on ne peut pas se représenter notre propre mort, même si, physiquement, on est tous destinés à mourir », répond la professeure émérite à l’UQAM et pionnière de l’anthropologie de la mort Luce Des Aulniers, selon qui il serait réducteur de ne décrire la transformation de notre rapport à la mort qu’à l’aune du recul de la foi.

La mort ne se vivait pas que doucement avant la Révolution tranquille, souligne Mme Des Aulniers, qui parle de « romantisation rétroactive du passé », sans pour autant nier que cet aspect de notre histoire teinte notre relation au grand partir. La promesse d’un au-delà pouvait jadis avoir des vertus consolantes au moment du départ d’un proche ou à l’approche du sien.

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Luce Des Aulniers, professeure émérite à l’UQAM et pionnière de l’anthropologie de la mort

La mort a toujours été un obstacle pour les êtres humains, parce qu’elle impose une limite à notre existence. Mais ce n’est qu’à partir du XVIIIe et du XIXe siècles qu’elle est devenue un problème, au moment où la pensée scientifique a commencé à nous promettre de la contrôler, de la reculer, voire de l’abolir.

Luce Des Aulniers, professeure émérite à l’UQAM et pionnière de l’anthropologie de la mort

Le chanteur et conteur Michel Faubert, dont le répertoire est peuplé de complaintes qui écartent le rideau des ombres, entend l’écho d’une sorte de rejet de la réalité dans les euphémismes employés pour désigner le trépas.

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Michel Faubert en 2019

« C’est comme si le mot “mort” était proscrit et qu’il fallait obligatoirement utiliser le mot “décès”, déplore-t-il. Je n’aime pas le mot “décès”, parce qu’au sens premier, c’est la mort administrative. Dans le mot “mort”, il y a le cosmos. Mais lorsqu’on dit décédé, tout ce que je vois, c’est une liste de chiffres. »

La mort taboue ?

La mort serait-elle donc taboue ? « Oui et non », tranche Luce Des Aulniers, en désignant d’abord les différents types de mort pour lesquels notre fascination ne se dément pas : la mort catastrophe des tragédies faisant l’actualité, la mort spectacle du cinéma, ainsi que la mort romantique et enjolivée, « vous savez, ceux qui partent en buvant du champagne dans des draps de satin, avec des chandelles et des ballons ».

Mais entre ces deux pôles, il existe une autre mort. Une mort non pas banale, mais commune. « La mort est taboue en tant que réflexion essentielle sur le parcours de nos vies », précise la chercheuse.

Mais le problème de beaucoup de néocurés qui veulent défoncer le tabou, c’est qu’ils banalisent la mort, la sursimplifient, lui enlèvent son caractère d’énigme, d’élément vital à approcher avec soin. La mort demeure un défi, elle ne peut pas devenir notre amie.

Luce Des Aulniers

L’anthropologue évoque parmi les autres manifestations de notre relation tourmentée avec l’ultime au revoir la surconsommation, un symptôme de notre angoisse de la mort, dit-elle, ainsi que la fascination que suscite l’aide médicale à mourir, qui ne concerne qu’une minorité de gens, mais qui procure une impression de contrôle sur la date et les circonstances de nos adieux.

Elle voit aussi dans les vives manifestations d’épanchement qui accompagnent sur les réseaux sociaux la mort de chaque musicien ou acteur vedette, même à un âge avancé, la preuve que quelque chose d’inhibé cherche à se déverser.

« L’hypothèse que j’ai depuis la mort de la princesse Diana, confie-t-elle, c’est que si ces morts occupent autant de place, c’est parce qu’elles nous permettent d’éponger des non-dits, mais aussi parce que ce sont des gens qui ont contribué à la construction de notre identité. Comme on ne peut pas concevoir notre propre mort, on a de la difficulté à concevoir la leur, parce que c’est comme si une partie de nous s’en allait avec eux. »

Resocialiser la mort

Stéphane Crête s’en étonne chaque fois qu’il célèbre une cérémonie de deuil : les personnes éplorées devant qui il se trouve ont besoin de se faire rappeler qu’elles peuvent laisser leurs larmes couler, sans crainte d’être jugées ou de déranger.

« On me le souligne souvent après : “Une chance que tu nous as dit qu’on avait le droit de pleurer, j’allais m’excuser.” Comment ça se fait que les gens ravalent leurs larmes à ce point-là, même dans des funérailles ? », se demande le comédien et ritualiste.

Pour la psychologue Johanne de Montigny, qui a œuvré pendant une trentaine d’années en soins palliatifs au Centre universitaire de santé McGill et qui accompagne aujourd’hui des personnes endeuillées en pratique privée, l’expression du désarroi que provoque la perte ne trouverait que trop peu de soupapes.

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Johanne de Montigny, psychologue

Tout, partout, va très vite, y compris la mort, si bien qu’on valorise l’évitement. Les gens ont de la difficulté à écouter une personne en deuil se lamenter, dire qu’elle ne croit pas être capable de vivre seule, surtout quand c’est une mort annoncée, qu’on devrait obligatoirement vivre de façon sereine, pense-t-on.

Johanne de Montigny, psychologue

Sans idéaliser le passé, la psychologue se désole que soit révolue l’époque où vous pouviez espérer que votre voisine, au lendemain de la mort d’un être aimé, dépose une soupe devant chez vous. Un exemple parmi tant d’autres de gestes désuets, à l’heure où le deuil est une croix que nous portons tous seuls.

Sortir de l’intime

Il faut resocialiser la mort, écrit Stéphane Crête dans son livre Marquer le temps (Éditions Le Jour), en empruntant la jolie formule de l’autrice française Youki Vattier. Resocialiser la mort ? Permettre à la douleur du deuil de se dire hors de la stricte sphère de l’intime, si vous préférez.

« La mort, c’est un sujet qui rend inconfortable, comme si en parler allait la faire venir sur le pas de notre porte, rigole Stéphane Crête. Mais peut-être que tu es en deuil présentement, peut-être que je le suis, et on ne le sait pas. La société ne nous offre plus de structures pour exprimer ça. »

Le ritualiste salue au passage l’initiative de la Coopérative funéraire du Grand Montréal qui, au tout début de la pandémie, a créé une affiche « Ici, nous sommes en deuil. » à installer à la porte de sa résidence, afin de signaler aux visiteurs que cette maisonnée traverse de grands chagrins.

Resocialiser la mort pourrait aussi signifier d’aménager un espace pour nos morts. « On est la première culture qui met les morts à la porte », fait valoir Luce Des Aulniers, professeure émérite à l’UQAM et pionnière de l’anthropologie de la mort. « Les morts n’existent plus comme collectif et c’est quelque chose qu’on a perdu avec les pratiques religieuses. Toutes les religions font une place, dans un ailleurs, à toute cette gang-là, qui se retrouvent ensemble. »

Et les cimetières ? « Ils peuvent effectivement être des lieux de regroupement collectif qui nous font réfléchir à la mort, explique l’anthropologue, mais encore faut-il les visiter et non seulement y faire son jogging. »

Mort solidaire

En 2018, Phoudsady Vanny fondait le défunt Salon de la mort avec, au cœur, un désir de normaliser les conversations autour de ce sujet sensible. « On passe notre vie à aimer quelqu’un et à la job, on te donne deux, trois jours pour t’en remettre ? », s’exclame-t-elle, complètement ahurie.

À 24 ans, au moment d’organiser les obsèques de sa grand-mère adoptive, la Québécoise d’origine laotienne s’est laissé obnubiler par les beaux mots d’un vendeur. « Je me disais : “Elle m’a tout donné, elle les mérite, l’urne à 5000 $ et le cercueil à 15 000 $.” J’étais complètement abandonnée à moi-même, alors qu’au Laos, une aînée m’aurait dit : “Viens, ma chérie, on va t’accompagner.” »

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Phoudsady Vanny

Son souhait ? « Qu’on passe d’une mort moins solitaire à une mort plus solidaire », dit celle qui a fondé le service Le dernier chapitre et qui, à l’instar des planificatrices de mariages, accompagne des endeuillés dans les méandres du marché funéraire.

Remettre entièrement à ses proches le soin d’élaborer pour nous nos funérailles n’est pas un cadeau à leur offrir, insiste Johanne de Montigny. « Beaucoup de gens disent : “Tu feras ce que tu voudras”, mais si on prenait la responsabilité de notre mort, comme on prend la responsabilité de notre vie, on demanderait à l’autre : “Qu’est-ce qui t’aiderait, toi, à faciliter ton deuil ?” »

Fouetter le vouloir vivre

Stéphane Crête croit bien sûr aux vertus apaisantes du rituel, mais met en garde contre la confusion que peut créer ce malheureux syncrétisme à travers lequel le Québec se donne parfois la permission de piger dans toutes les croyances et traditions, comme dans un buffet.

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Stéphane Crête, comédien et ritualiste

Quand on raboute nos anciennes croyances catholiques avec nos nouvelles explorations ésotériques, avec les voyages astraux, les fantômes et la réincarnation, ça n’aide pas nécessairement à comprendre ce qu’on vit.

Stéphane Crête, comédien et ritualiste

Luce Des Aulniers note pour sa part que la mort est souvent évacuée des rites funéraires, pour céder sa place à une forme d’hommage, semblable à celui que vous recevriez pour votre 65e ou 75e anniversaire. Mais se « crisper sur le souvenir personnel », c’est faire l’impasse sur la dimension universelle de la mort.

On veut absolument des funérailles joyeuses, mais des funérailles, ce n’est pas dresser un curriculum vitæ. Des funérailles peuvent être joyeuses, mais que dans la mesure où une certaine douleur est exprimée. C’est l’expression de la douleur qui ensuite fouette notre vouloir vivre.

Luce Des Aulniers

Le répertoire de Michel Faubert compte certaines chansons du XIXe et du XXe siècles inspirées de morts tragiques, au chantier ou à la drave. « Et ces chansons donnaient un sens à la mort de la personne, qui avait besoin de prières pour gravir les échelons, note-t-il. Nommer la mort, tous ensemble, lui donnait une grandeur. »

Mourir, à quoi ça sert ?

En 30 ans de pratique auprès de personnes s’apprêtant à monter à bord de l’ultime autobus, la psychologue Johanne de Montigny a été en mesure d’observer une constante. « Quand on est capable d’accueillir notre mort, c’est parce qu’on est satisfait de la vie qu’on a vécue, souligne-t-elle. Si on est troublé par tout ce qu’on n’a pas fait, si on a des regrets, la mort arrive toujours trop vite. »

Une certaine pauvreté spirituelle propre à notre époque expliquerait, selon tous les intervenants consultés pour ce dossier, notre réticence à aborder le sujet avec nos proches. Précisons cependant qu’avoir une spiritualité ne signifie pas d’appartenir à une église, mais au minimum de tenter de conjuguer ses valeurs à ses choix de vie. Croire non pas en une déité, mais à quelque chose de plus grand que soi.

Il faut réenchanter la mort, plaide Stéphane Crête, en empruntant une autre formule de Youki Vattier. « En prenant en charge le mourir, la médecine a voulu élucider le mystère de la mort. Mais en ne parlant que d’un processus biologique, on évacue toute la dimension mystérieuse de l’existence, d’où on vient, où on va. » Un mystère auquel l’art et la création peuvent redonner sa pleine épaisseur, croit le comédien.

Si le seul sens que l’on donne à la vie, c’est de consommer, il est bien évident que la perspective de sa mort puisse nous angoisser, avance Michel Faubert.

C’est pour ça que je dis qu’il faut rattacher la mort à la vie. Donner un sens à la mort, c’est trouver un sens à la vie. C’est grand, la mort, c’est plein de vie dedans, chantait Félix Leclerc.

Michel Faubert

Faire des choix plus libres

Mourir, à quoi ça sert ? Savoir que l’on va un jour s’en aller permet en tout cas de se prévaloir du plein potentiel de notre liberté. « Le sentiment de notre finitude n’a pas à nous rendre tristes ou joyeux, mais il peut orienter nos choix, fait valoir Luce Des Aulniers. Savoir qu’on va mourir devrait nous aider à faire des choix plus libres. »

Stéphane Crête a longtemps été abonné à l’application mobile WeCroak, qui envoie cinq fois par jour à ses souscripteurs des notifications leur remémorant que le nombre d’heures qui leur est imparti n’est pas infini, autrement dit, qu’ils vont un jour lever les feutres. Le slogan de l’appli ? « Trouvez le bonheur en contemplant votre mortalité. »

Il existe une manière de se rappeler qu’on va mourir qui ne soit pas tétanisante, mais qui amène davantage à la célébration : Ah, cool, je suis vivant ! Comment puis-je encore mordre dans la vie, sachant que demain c’est peut-être fini ?

Stéphane Crête

Johanne de Montigny admire les gens qui meurent. « Ça m’a toujours impressionnée, oui, même si, bien sûr, on va me dire qu’on n’a pas le choix de mourir, explique-t-elle. Mais pour moi, ce n’est pas une réponse. Il faut quand même habiter doucement cette mort, quand elle s’approche. Les mourants peuvent encore beaucoup nous apporter, ne serait-ce que dans leur capacité à s’abandonner à ce qui leur arrive, en nous montrant qu’ils sont capables de mourir. » Elle s’interrompt. « Ça prend du courage, mourir. »