Depuis janvier, un millier d’écoles françaises expérimentent l’enseignement de l’empathie. Ces ateliers, mis en place pour contrer le harcèlement scolaire, seront généralisés à l’ensemble des écoles, de la maternelle au lycée, en septembre. Mais, l’empathie, est-ce que ça s’enseigne ?

« L’empathie, ça ne s’enseigne pas, ça se vit. Ça se vit, donc ça s’apprend », résume Omar Zanna, professeur de sociologie à l’Université du Mans, en France, et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. Ce docteur en sociologie et en psychologie étudie l’empathie depuis plusieurs années. Une notion qu’il définit non pas comme la capacité à se mettre à la place de l’autre – ce qui est impossible –, mais comme la capacité à percevoir le monde subjectif d’autrui « comme si » nous étions cette personne. Bien que l’humain naisse avec une disposition à l’empathie, celle-ci doit être éduquée pour être développée. Par le vécu, par le corps, en étant en contact avec les autres.

En bas âge, les enfants apprennent par mimétisme. En voyant son parent sourire, l’enfant vient à comprendre qu’il est heureux, donc qu’il vit une situation agréable. C’est l’empathie émotionnelle. Un autre type d’empathie, cognitive, commence quant à elle à se développer vers l’âge de 4 ans. Si la première est innée, la seconde est davantage le fruit d’un apprentissage, qui selon plusieurs experts, doit se faire en continu, jusqu’à la fin de l’adolescence, tant à l’école qu’à la maison.

Prévenir le harcèlement

En France, le harcèlement scolaire s’est retrouvé au cœur de l’actualité ces dernières années, après qu’une série de cas dramatiques ont été exposés, dont certains ont mené à des suicides. L’automne dernier, le premier ministre Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, avait fait de la lutte contre le harcèlement sa « priorité absolue » en annonçant une série de mesures dont la généralisation de « cours d’empathie » dans le cursus scolaire.

De quoi seront faits ces cours ? L’heure est encore à l’expérimentation, indique Omar Zanna. L’une des méthodes testées est le programme « Fri For Mobberi » (« libéré du harcèlement »), implanté au Danemark depuis 2005 et en France dans certaines écoles. Les activités sont élaborées dans le but de faire vivre des expériences aux enfants. « On discute, on échange, on apprend aux enfants à se parler respectueusement et s’il y a des dérapages, on va reprendre en posant une question pour que l’enfant élabore par lui-même », explique Chahra Joubrel-Mehari, ex-enseignante au préscolaire et formatrice « Vivre ensemble–Fri for Mobberi » en France, également qualifiée en discipline positive.

PHOTO THÉO GAUDIN, FOURNIE PAR CHAHRA JOUBREL-MERAHI

Chahra Joubrel-Merahi

Les membres du personnel scolaire deviennent ainsi des « chefs d’orchestre », illustre-t-elle, en accompagnant les enfants au quotidien, non seulement dans le développement de l’empathie, mais aussi dans l’ensemble des compétences socioémotionnelles. « On ne peut pas respecter l’autre sans se respecter soi, on ne peut pas comprendre l’autre sans se comprendre soi », indique Chahra Joubrel-Mehari, qui trouve par ailleurs réductrice cette insistance mise par le ministère français sur l’empathie.

Pour Omar Zanna, la France est sur la bonne voie, mais le déploiement d’un programme adapté à tous les niveaux prendra du temps, et c’est normal.

La vraie question, c’est : comment les enseignants vont s’emparer ou pas de tout ça ? Parce que l’enseignement de l’empathie, ça ne se décrète pas. Il ne faut pas que ça leur coûte en temps. Il faut qu’il y ait une plus-value, par exemple si, effectivement comme je le pense, la classe est plus apaisée, ils y adhéreront.

Omar Zanna, professeur de sociologie à l’Université du Mans

Si l’enseignement de l’empathie ne se décrète pas, c’est qu’il faut en créer les conditions. « Je ne peux pas vous faire un cours d’empathie en précisant ce qu’il faut faire et ne pas faire. Pour vraiment solliciter, cultiver l’empathie, il est nécessaire de le faire en situation d’interaction. » Selon M. Zanna, il est nécessaire que les pratiques enseignantes et professionnelles se transforment pour faire de l’empathie une préoccupation constante. Il remet notamment en question le traditionnel exercice de « passage au tableau », souvent individuel et angoissant pour les élèves, qui devrait être revu pour favoriser l’apprentissage des compétences socioémotionnelles.

Marie-Claire Roy, enseignante de 6e année à l’école du Rocher–D’Auteuil à Rimouski, pense elle aussi que l’enseignement de l’empathie doit être transversal. Il y a quelques années, elle a convaincu la direction de son école de mettre la pédagogie relationnelle et l’apprentissage des compétences socioémotionnelles au cœur du projet éducatif de l’établissement.

« Le ministère [de l’Éducation] nous fournit un catalogue des compétences socioémotionnelles, très épais, dans lequel il y a beaucoup de prescriptions et d’idées d’activités, en français, en arts plastiques, en éthique, souligne-t-elle. C’est très bien. Mais on se demande : “Comment on l’applique au quotidien ?” C’est à cette question que je voulais répondre. »

Dans plusieurs écoles, des ateliers sont organisés par l’entremise de programmes tels que Moozoom et Vers le pacifique, mais cet enseignement n’est pas systématique.

Du travail à faire

« Un travail immense n’est pas fait », déplore François Richer, professeur en neuropsychologie à l’UQAM. En 2017, il a signé dans La Presse une lettre d’opinion pour dénoncer le retard du Québec sur ce plan, en comparaison à des pays comme l’Australie, à d’autres provinces telles que l’Ontario et la Colombie-Britannique où le programme Roots of Empathy/Racines de l’empathie est notamment bien installé.

Lisez le texte d’opinion « Le Québec en retard », de François Richer

« De grandes compilations d’études scientifiques indiquent que l’apprentissage émotionnel et social à l’école améliore les attitudes, le bien-être psychologique, les habiletés sociales et l’adaptation sociale », écrivait-il.

Sept ans plus tard, les constats scientifiques demeurent et la situation a peu évolué malgré la réforme récente du cours de Culture et citoyenneté québécoise, déplore-t-il. Alors que les défis auxquels font face les jeunes sont importants : crise climatique, effets de la pandémie sur le tissu social, omniprésence des écrans et des réseaux sociaux, hausse de la prévalence de l’anxiété et de la dépression.

« Je crois que nous sommes à un moment charnière pour [intervenir] », dit M. Richer, pour qui l’enseignement des compétences socioémotionnelles est une « partie essentielle de la solution », « l’une des moins coûteuses de surcroît ».

Pour la psychoéducatrice et autrice Stéphanie Deslauriers, le programme scolaire, qu’elle qualifie de « très désuet » à ce chapitre, doit évoluer. Elle cite l’exemple des programmes de récompense et de punition, appliqués par de nombreuses enseignantes au primaire et éducatrices en service de garde. « Ça ne tient plus la route. La recherche le démontre, on le voit sur le terrain, une mise à jour est nécessaire. »

Interpellé sur la place de l’enseignement de l’empathie dans les écoles, le ministère de l’Éducation du Québec s’est dit soucieux du développement de cette compétence chez les élèves. « Cette visée se réalise à la fois dans le Programme de formation de l’école québécoise, au niveau des ressources rendues disponibles et via la formation et l’accompagnement offert pour le personnel scolaire », a précisé par écrit Bryan St-Louis, responsable des relations de presse au Ministère.

Le Plan de prévention de la violence et de l’intimidation dans les écoles 2023-2028, dont le déploiement est prévu sur deux ans, prévoit la formation des élèves « afin qu’ils développent plus de compétences personnelles, sociales et émotionnelles », ainsi que celle des enseignants et du personnel scolaire. Cet enseignement sera obligatoire, mais limité à 7 et 9 heures par année au primaire et au secondaire.