Dans La tyrannie du divertissement, l’auteur et économiste français Olivier Babeau réfléchit sur la façon d’utiliser notre temps libre, car l’être humain, depuis le début de la civilisation, n’en a jamais eu autant. Selon lui, nous le perdons en grande partie à nous divertir, ce qui nous appauvrit intellectuellement et creuse les inégalités. Entrevue.

Vous dites que jamais l’être humain n’a eu autant de temps libre ?

Le travail ne constitue qu’une part très limitée de notre vie. Au XIXe siècle, on travaillait 4000 heures par an, aujourd’hui, c’est environ de 1400 à 1600 heures par an et l’espérance de vie a augmenté. Une partie de notre vie libre (sans travail) se fait plus tard. En France, dans les années 1980, la moyenne de durée de vie à la retraite était de 12 ans, aujourd’hui, c’est entre 22 et 26 ans. Autrefois, la vie, c’était du travail avec un peu de loisirs. Aujourd’hui, c’est le contraire. Ce sont des loisirs, et un peu de travail (l’école ne fait pas partie du travail, mais bien du loisir studieux).

Il y a trois grandes catégories de loisirs : le loisir studieux, le loisir pour les autres et le loisir populaire. Expliquez.

Le loisir studieux, qui vient de la Grèce antique, permet d’apprendre, d’améliorer son esprit et son corps, c’est très large, c’est pratiquer un sport, c’est la lecture, jouer d’un instrument de musique, la méditation. « Skholè » veut dire école et ça fait partie des loisirs studieux. Ensuite, il y a le loisir pour les autres, c’est le temps social, le temps passé en famille et avec les amis. Et enfin, le loisir populaire qu’est le divertissement, le loisir passif qui ne permet pas de progresser, mais qui occupe la majorité de notre temps libre. Idéalement, il faudrait partager en trois tiers les trois formes de temps libres, mais c’est le divertissement qui l’absorbe complètement.

Vous écrivez que les loisirs accentuent les inégalités, pourquoi ?

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Le temps libre d’une grande partie de la population est absorbé par le divertissement, notamment les réseaux sociaux, souligne Olivier Babeau.

La première chose que je dis à mes étudiants, c’est qu’ils auront tous le même diplôme, mais qu’ils seront jugés sur la façon dont ils utilisent leur temps libre. Est-ce qu’ils auront créé une association ou fait du bénévolat, du sport ou de la musique, ou encore appris une langue ? C’est ce qui fait la différence. Pour réussir au XXIe siècle, on doit avoir la culture la plus large possible pour mettre en relation les savoirs. Le degré d’exigence cognitive du monde ne cesse d’augmenter et il est de plus en plus dur de comprendre le monde et d’y être un acteur actif ayant de la valeur ajoutée. Et c’est là que se creusent les inégalités sociales, car le temps libre d’une grande partie de la population est absorbé par le divertissement, par le temps passé devant les écrans, la télévision, les réseaux sociaux. Plus vous descendez dans l’échelle sociale et plus vous regardez les écrans. Chez les enfants, le temps d’écran des plus défavorisés est deux fois plus élevé que chez les plus favorisés.

Mais justement, nous passons plus de temps que jamais devant nos écrans ?

La technologie vide notre cerveau, on a moins de mémoire quand on utilise son téléphone cellulaire, moins de capacité d’attention. La technologie nous atrophie, mais en même temps, elle rend le monde plus compliqué et exigeant. On est pris entre les deux. Aujourd’hui, la vie est facile, avec un temps de travail limité. On s’offre plus de confort, plus de plaisirs, mais nous n’étions pas préparés à cela. On nous demande d’utiliser cette liberté avec une forme de discipline, mais il faut de l’autodiscipline.

Et l’ennui, dans tout ça ? Ça fait partie de nos temps libres ?

C’est très important de s’ennuyer. L’ennui est fécond. Il y a plein de génies qui ne créeraient peut-être pas leur œuvre aujourd’hui parce qu’ils auraient été distraits. Est-ce que Marcel Proust aurait écrit À la recherche du temps perdu ? Et Victor Hugo toutes ses œuvres ? Et Léonard de Vinci peint tous ses tableaux ? Ce n’est pas à défaut de talent, mais à cause du temps qu’on gaspille devant nos écrans ! Il faut être très motivé aujourd’hui pour mettre de côté toutes les séductions offertes par les écrans, les réseaux numériques. Il faut une discipline de fer pour arriver à s’isoler et créer une œuvre.

Quand j’étais petit, le week-end ou en vacances, on passait des heures en voiture et il n’y avait rien d’autre à faire que de regarder le paysage, et ne rien faire. Quand on est dans le métro ou l’autobus, la facilité est de regarder son téléphone, mais il faudrait se forcer à ne rien faire, à rêvasser, laisser son esprit errer et, qui sait, ce sera peut-être fécond. Il faut arriver à faire silence en soi. On vit dans un monde où il y a toujours du bruit ou quelque chose qui suscite notre intérêt. Il faut apprendre à s’ennuyer et à féconder l’ennui.

La tyrannie du divertissement

La tyrannie du divertissement

Éditions Buchet-Chastel

240 pages

Qui est Olivier Babeau ?

  • Économiste et professeur à l’Université de Bordeaux, il est président de l’Institut Sapiens, un laboratoire d’idées.
  • Olivier Babeau a publié plusieurs ouvrages : L’horreur politique, Éloge de l’hypocrisie, Le nouveau désordre numérique – Comment le digital fait exploser les inégalités.
  • Il aime le débat et participe à de nombreuses émissions de télévision en France, notamment sur BFMTV. Il est aussi chroniqueur au quotidien Le Figaro.