Sans intérêt, l’ennui ? Pour certains, c’est un sentiment dénué de sens, synonyme de se morfondre ou de perdre son temps. « L’ennui est un moteur de changement », plaide toutefois le philosophe américain Andreas Elpidorou.

« Fondamentalement, je pense que l’ennui est un sentiment d’insatisfaction. Nous l’éprouvons lorsque nous ne sommes pas satisfaits de notre situation, de ce que nous faisons », lance-t-il en entrevue.

Professeur à l’Université de Louisville, au Kentucky, M. Elpidorou étudie le concept de l’ennui depuis plus d’une décennie.

C’est presque un cliché de le dire : notre intolérance à l’ennui serait le fait de notre époque, caractérisée par la dictature de l’instantanéité et du divertissement à gogo. De plus en plus, certains estiment qu’il faut réapprendre à l’apprivoiser. Parmi ses nombreuses vertus, l’ennui stimulerait la créativité, favoriserait la concentration…

Andreas Elpidorou n’est pas de l’école de ceux qui pensent qu’il faut forcer l’ennui. Parfois, il se demande même si on n’en fait pas un portrait un peu trop positif.

PHOTO FOURNIE PAR ANDREAS ELPIDOROU

Andreas Elpidorou, professeur de philosophie à l’Université de Louisville, au Kentucky

Je ne pense pas que les gens devraient s’ennuyer. Je pense que c’est un outil utile dont nous disposons en tant qu’êtres humains et qui nous informe lorsque quelque chose ne va pas.

Andreas Elpidorou, professeur de philosophie à l'Université de Louisville, au Kentucky

« Selon moi, l’important est moins de se laisser aller à l’ennui que de savoir pourquoi on s’ennuie », ajoute l’auteur de l’essai Propelled : How Boredom, Frustration, and Anticipation Lead Us to the Good Life.

L’ennui, le mal de notre époque ?

Quand ressentez-vous le plus souvent l’ennui ? À l’arrêt d’autobus ? Dans la file à l’épicerie ? Assis devant la télévision, blasé par l’abondance de films offerts sur les plateformes numériques ?

On a parfois l’impression que l’ennui serait une expérience contemporaine. Que nos ancêtres, qui survivaient plus qu’ils ne vivaient, n’avaient pas le luxe de se tourner les pouces. « Certains affirment que l’ennui tel que nous le ressentons aujourd’hui est apparu au XVIIIe ou au XIXe siècle », note M. Elpidorou. C’était le début de l’industrialisation et l’émergence du temps libre – pour certains, du moins.

Mais le professeur ne partage pas cet avis.

Je pense qu’il y a quelque chose d’humain et de fondamental dans le fait de se retrouver dans une situation qui n’est pas très intéressante ou qui ne nous engage pas.

Andreas Elpidorou, professeur de philosophie à l’Université de Louisville, au Kentucky

Au IVe siècle, les chrétiens qui s’installaient dans des monastères afin de se dévouer à Dieu parlaient d’akêdia (« indifférence, négligence » en grec ancien), dont les descriptions de l’époque s’apparentaient à l’ennui tel que nous le connaissons aujourd’hui. « L’histoire de l’ennui est très riche et je pense que cela appuie l’idée selon laquelle il s’agit d’un sentiment auquel les gens ont dû faire face au fil de l’histoire », souligne M. Elpidorou.

Certes, le concept d’ennui s’est exprimé de manière différente au fil des époques. L’akêdia a été supplanté par la paresse, l’un des sept péchés capitaux. Plus tard, il prendra le nom de mélancolie, exemplifie le philosophe. « L’ennui évolue avec la société. Aujourd’hui, le rythme de vie est différent. Je pense qu’il y a une transformation évidente de ce qui suscite l’ennui et de la façon dont nous gérons l’ennui », résume-t-il.

Un problème autant qu’une occasion

Plusieurs perçoivent l’ennui comme une perte de temps, mais cette impression change tranquillement, remarque Andreas Elpidorou. Selon lui, un individu s’ennuie lorsqu’il « souhaite s’engager avec le monde, mais n’y parvient pas ». Cet état de lassitude, en apparence sans intérêt, survient pour une raison, insiste-t-il. Il traduit généralement un sentiment d’insatisfaction ou de mécontentement lié à sa situation, comme son couple ou son emploi.

Comment un individu répondra à l’ennui dépendra de sa situation et de ses ressources, nuance M. Elpidorou.

Imaginez quelqu’un qui travaille de 8 à 10 heures dans un emploi qui n’est pas gratifiant. Une fois rentré chez lui, il a besoin d’un exutoire. Il peut avoir envie de rester assis sans rien faire, de boire. Il se peut qu’il ne soit pas créatif ou qu’il n’utilise pas son temps de manière proactive.

Andreas Elpidorou, professeur de philosophie à l’Université de Louisville, au Kentucky

Lorsque sa situation le permet, il faut se poser des questions sur ce que l’ennui essaie de nous dire, insiste le professeur. À l’inverse, chercher une échappatoire dans les réseaux sociaux, comme beaucoup de gens le font, peut seulement reporter le problème à plus tard.

Par la faute des technologies, le philosophe craint que nous perdions une partie de notre capacité à « s’engager ou à trouver le sens d’une situation » par soi-même. L’ennui est la « perception d’une crise de sens », affirme Andreas Elpidorou. « Il vous oblige à trouver un sens. C’est donc un problème, mais c’est aussi une occasion. »